Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE
SAINT-SAUVEUR OU DES QUATRE-DAUPHINS
A rue dont nous allons parler est sans contredit la plus belle du quartier d’Orbitelle, comme elle est la première qui fut bâtie aussitôt après que le nouvel agrandissement de la ville eût été résolu. Elle était à peu près entièrement terminée en 1666, ainsi qu’on peut s’en convaincre par l’inspection du plan gravé par Louis Cundier et qui est joint à l’histoire de la ville d’Aix que Pitton publia cette même année. 1 L’archevêque Michel Mazarin voulut qu’elle portât le nom de Saint-Sauveur qui est celui de son église métropolitaine, et comme cette rue est interrompue vers le milieu de son cours par la place Mazarine, volontairement dite des Quatre-Dauphins, qu’elle traverse, soit qu’on aille du Cours à la porte d’Orbitelle, soit qu’on vienne de cette porte sur le Cours, le nom des Quatre-Dauphins lui a été aussi donné par le public et a même prévalu dans l’usage journalier des habitants sur celui de Saint-Sauveur. 2
De belles maisons très bien habitées, la bordent sur ses deux lignes. Nous ne parlerons que de quelques-unes, ainsi que nous l’avons fait pour les autres rues que nous avons parcourues précédemment. Celle qui fait le coin de la troisième île à gauche en descendant, et dont la façade en pierre de taille est d’un si bon goût, fut rebâtie, dans le courant du siècle dernier, par les Villeneufve, baron d’Ansouis et de Bras, conseillers au parlement, 3 éteints depuis la révolution, et qui étaient cadets des Villeneufve-Forcalqueiret dont nous avons déjà parlé. 4 Les belles terres d’Ansouis et de Bras leur étaient obvenues, en 1690, par le mariage de l’un d’eux avec l’héritière de la famille d’Escalis, jadis si riche, si puissante, si connue dans Aix et que nous avons eu plusieurs fois l’occasion de mentionner dans cet ouvrage.
Le grand et magnifique hôtel qui touche immédiatement et qui contourne sur la place Mazarine et dans la rue Cardinale, fut construit, dans les dernières années du XVIIe siècle, par Louis le Blanc, lieutenant-général à la sénéchaussée d’Aix, lequel le vendit en 1697, conjointement avec André le Blanc, son fils, seigneur de Mondespin et conseiller au parlement, à Pierre-Joseph de Laurans, marquis de Saint-Martin et seigneur de Brue, alors président à la même cour. 5
La famille de Laurans de Brue, qui avait donné plusieurs magistrats distingués au parlement, s’était fondue, vers le milieu du XVIIIe siècle, en une fille mariée à son cousin Pierre de Laurans, seigneur de Peyrolles, alors avocat-général, depuis président à mortier à la même cour. De ce mariage il n’était né qu’une fille mariée, au mois d’octobre 1774, dans une branche de la maison de Boisgelin, l’une des plus anciennes et des plus illustres de la Bretagne, qui s’est transplantée à Aix depuis lors et qui a ainsi recueilli les grands biens des Laurans de Brue et des Laurans de Peyrolles. 6
La rue Saint-Sauveur ou des Quatre-Dauphins est terminée par la porte publique dite d’Orbitelle. Voici à quelle occasion ce nom lui fut donné.
L’archevêque Mazarin désirait ardemment le chapeau de cardinal, et son frère, le premier ministre, sollicitait vivement pour lui. Mais le pape Innocent X s’y refusait, et pour venger l’injure faite aux deux frères, des troupes françaises furent envoyées en Toscane pour faire le siége d’Orbitello qui appartenait aux Espagnols, afin d’approcher de Rome. Le prince Thomas eut le commandement de l’armée de terre et le duc de Brézé de celle de mer. Celui-ci livra le combat le 14 juin 1646 et les Espagnols furent battus ; mais le duc ayant été tué dans l’action qui avait été des plus sanglantes, les Français furent obligés de lever le siége.
C’est dans ces circonstances que le 10 août suivant, moins de deux mois après l’échec d’Orbitello, l’archevêque vint processionnellement poser la première pierre de la nouvelle porte de la ville qu’il se proposait de nommer la porte Saint-Sauveur. Sous cette première pierre furent placées des médailles à l’effigie du roi, de la reine régente, du cardinal Mazarin et de l’archevêque lui-même, avec cette inscription :
Frater Michael Mazarinus, archiepiscopus Aquensis, amplioris mœnium construendorurn circuitus in civilatis civiumque felicitatis augmentum, sub invictissimi Ludovici Borbonii decimi quarti regis et Annœ Austriacœ regentis matris auspiciis, primum posuit lapidem IV idus augusti anno M DC XLVI.
Pendant que cette cérémonie s’accomplissait, les boites étaient tirées suivant l’usage, et l’une d’elles ayant éclaté, soit par hasard, soit par la maladresse de l’artificier, tua un malheureux habitant nommé Latil et en blessa quelques autres. Il n’en fallut pas plus pour disperser les curieux, et le peuple toujours malin, faisant allusion à la levée du siége d’Orbitello et à l’agrandissement projeté de notre ville, dit que ce dernier ne réussirait pas plus que l’autre. Telle est l’origine du nom d’Orbitelle donné d’abord à cette nouvelle porte et qu’on a étendu depuis à tout le quartier environnant. Peu de mois après l’archevêque eut sa revanche, car les troupes Françaises s’étant emparées de Piombino et de Portolongone, le pape se décida à lui envoyer le chapeau.
En remontant la rue pour revenir sur le Cours, on trouve, sur la ligne occidentale avant d’arriver à la place Mazarine, entre autres belles maisons, celles qu’ont habitées longtemps les Baldoni et les Colla de Pradine, éteints les uns et les autres, et celle que possède M. Cappeau, 7 actuellement président honoraire à la cour d’appel, qui jouit, à la suite d’une longue carrière, de la juste considération que lui ont acquise ses honorables services, dans le barreau avant la révolution, et depuis lors dans la magistrature. Cette maison avait été bâtie par les d’Aimar, seigneurs de Puymichel, trésoriers-généraux de France pendant plusieurs générations, actuellement éteints.
Après avoir dépassé la place Mazarine, en continuant à gauche pour revenir sur le Cours, la belle maison qui fait angle dans la rue Saint-Michel, en face de celle des Villeneufve d’Ansouis, et qui appartient maintenant à M. le marquis d’Olivary, fut bâtie par les frères François et Louis Silvecane, avocats. Ceux-ci la vendirent, en 1695, à Pierre de Revest, sieur de Montvert, conseiller au parlement, dont le fils, conseiller à la même cour et dernier mâle de sa famille, la revendit, en 1734, à Jean-Baptiste du Pignet-Guelton, Seigneur de Saint-Martin, aussi conseiller au parlement. Le fils de celui-ci, après avoir exercé la charge de son père depuis 1746 jusqu’à la révolution, y est mort sans postérité au mois de septembre 1798.
La maison située sur le coin opposé et qui tourne aussi dans la rue Saint-Michel, appartenait, au moment de la révolution, à Jean-Antoine Baille, notaire royal, connu par son exactitude et sa probité. Compromis en 1793 dans le soulèvement des sections contre la Convention nationale, il prit la fuite aussitôt après l’arrivée du général Carteaux dans cette ville au mois d’août suivant, 8 et parvint, à travers mille périls, à gagner la frontière de la Haute-Provence, d’où il espérait pouvoir passer en Piémont. Il prit à cet effet un guide qui, trahissant sa confiance, l’assassina dans la traversée pour s’emparer de l’or qu’il portait avec lui, et il périt ainsi misérablement à l’âge de soixante-sept ans.
Sur l’autre coin de la même île existait, avant la révolution, l’église et le couvent de PP. Feuillans, de l’ordre de Cîteaux, fondés en cette ville, en 1656, par les pieuses libéralités d’un habitant nommé Etienne Sanche. 9 Cette église, qui longeait la rue Mazarine, n’avait de remarquable qu’un tableau de Jean-Baptiste Vanloo, représentant saint Bernard enseignant sa règle à ses disciples. On l’a convertie depuis en une maison particulière qui appartient aujourd’hui à l’honorable M. Defougères, recteur de l’académie d’Aix et professeur de droit civil à la faculté de notre ville.
1 Voyez notre 1er vol., pag. 338, plan n° IV. Ce plan et celui que le même Louis Cundier fit paraître en 1680 (ibid. n° V), sont curieux à consulter, en ce qu’ils font connaître l’état de cet agrandissement de la ville, soit un peu après le milieu, soit un peu avant la fin du XVIIe siècle. On juge facilement, que tout ce quartier d’Orbitelle n’a été entièrement bâti que dans les commencements du siècle suivant. Retour
2 A notre avis, et suivant celui de bien des gens, ce nom de Saint-Sauveur devrait disparaître, d’abord par la raison qu’il est moins usité que celui des Quatre-Dauphins ; en second lieu, parce qu’il induit journellement en erreur les militaires qui arrivent harrassés de fatigue sur le Cours où leur sont distribués leurs billets de logement. Lorsque ces billets indiquent la rue Saint-Sauveur, les habitants auxquels les militaires demandent où est située cette rue, leur enseignent le quartier de l’église métropolitaine de Saint-Sauveur à l’extrémité opposée de la ville, où ils vont chercher en vain leur logement et d’où il leur faut revenir au point duquel ils étaient partis, perdant ainsi près d’une heure de temps avant de trouver à se reposer. Retour
3 Louis-Elzear de Villeneufve, baron d’Ansouis, le dernier de ces magistrats, fut assassiné par un fanatique, dans son parc à Ansouis où il se promenait, avec sa femme, dans la soirée du vendredi 16 septembre 1796. L’assassin lui tira à bout portant un coup de fusil qui ne le tua pas sur le champ ; il l’acheva à coups de baïonnette et de crosse de fusil. Madame d’Ansouis ayant voulu appeler du secours, le même homme lui porta plusieurs coups dont elle fut blessée assez dangereusement, après quoi il s’enfuit. Ayant été arrêté, il avoua n’avoir commis ce crime que pour se défaire d’un ci-devant noble et d’un royaliste. Ceux qui l’arrêtèrent étaient des jeunes gens d’Aix qui fuyaient eux-mêmes dans les campagnes, poursuivis qu’ils étaient alors comme royalistes. Ils voulaient le conduire à Apt pour le remettre entre les mains de la justice ; mais craignant qu’il ne fût acquitté et rendu à la liberté attendu qu’il n’avait que tué un noble, ils le tuèrent à leur tour et le laissèrent mort sur le chemin. Telles étaient à cette époque l’exaltation et la morale des partis. Le baron d’Ansouis avait perdu, trois ans auparavant son fils aîné, immolé révolutionnairement à Lyon, comme nous l’avons rapporté dans notre 1er vol., pag. 626. Retour
4 Voyez au tom. 1er, pag. 259 et suiv. Retour
5 Voyez ci-dessus, pag. 94. Retour
6 Gilles-Dominique-Jean-Marie de Boisgelin-Kerdu, maréchal-de-camp, époux de Marguerite-Henriette-Adélaïde de Laurans, périt sur l’échafaud révolutionnaire à Paris, le 3 juillet 1794.-Voyez notre 1er vol., pag. 629. Retour
7 M. Louis-Jean-Joseph-Pierre Cappeau, docteur en droit, etc., né à Istres, le 14 février 1755. Parent et élève du malheureux avocat Pascalis, l’une des premières victimes de la révolution à Aix (Voy. ci-dessus, pag. 158 à 167) ; il fut élu juge au tribunal de district de Salon par la confiance de ses concitoyens en 1790. Peu d’années après, il fut proscrit sous la tyrannie de Robespierre, et ne dut la vie alors qu’au sacrifice qui lui fut imposé d’une somme de trente mille francs. En 1800, il entra comme juge dans le tribunal d’appel, séant à Aix, dont il devint plus tard président, et s’y fit remarquer par ses lumières jusqu’en 1836, époque où il demanda à être admis à la retraite. Les ouvrages publiés par ce savant magistrat attestent ses connaissances dans le droit, les anciennes coutumes du pays et les besoins de la localité. En voici la liste :
1° De la compagnie des Alpines d’Istres et Entressens, ou Recueil raisonné des titres et documents de cette compagnie en particulier et des concessionnaires des eaux des Alpines en général. Aix, Tavernier, 1817, in-8°.
2° Code rural, ou Recueil analytique des lois, règlements et usages qui intéressent les habitants des campagnes et leurs propriétés, principalement en Provence. Aix, Pontier, 1817, in-8°.
3° Mémoire sur l’impôt du sel, adressé (vers 1820) à la chambre des Pairs et à la chambre des Députés par une partie des propriétaires des salins en Provence ; in-8° sans nom d’imprimeur.
4° Réflexions sur le cadastre parcellaire. Aix, G. Mouret, 1821, in-8°.
5° Rapport sur l’Administration et la Police des chemins vicinaux, fait au conseil général du département des Bouches-du-Rhône, dans la séance du 6 septembre 1822, suivi d’un projet de loi. Aix, G. Mouret, 1822, in-8°.
6° Traité de la législation rurale et forestière. Marseille, Ant. Ricard, 1824,3 vol. in-8°. C’est un ouvrage des plus importants qui aient paru sur cette matière.
7° Abrégé chronologique des documents relatifs aux étangs d’Engrenier et de la Valduc. Aix, Nicot, 1834, in-8°.
8° Pièces justificatives de l’Abrégé chronologique des documents relatifs aux étangs d’Engrenier et de la Valduc. Aix, Nicot, 1834, in-8°.
9° Essai sur l’assainissement de la commune de Saint-Mitre et de sa banlieue, Aix, Aubin, 1841, in-8°.
10° Observations sur l’assainissement de Saint-Mittre, indiquées dans l’enquête du mois de mars, faisant suite à l’Essai sur l’assainissement de cette contrée. Aix, Ve Tavernier, 1845, in-8°. L’auteur était âgé de quatre-vingt-dix ans lorsqu’il publia ce dernier ouvrage. Retour
8 Voyez ci-dessus, pag. 67 et suiv. Retour
9 De Haitze, Histoire manuscrite de la ville d’Aix, liv. XXI, § 6.. Retour