Les Rues d’Aix – Rue des Grands-Carmes


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DES GRANDS-CARMES

A seconde maison à droite, en entrant dans cette rue par le Cours, était anciennement une hôtellerie, et il n’y a pas trente ans qu’elle avait encore la même destination. C’est dans cette hôtellerie, nommée alors la Tête-Noire, que périt misérablement le grand prieur de France Henri d’Angoulême, gouverneur de Provence, amiral des mers du Levant, duquel nous avons déjà en plusieurs fois l’occasion de parler.
Ce prince était fils naturel du roi Henri II, et d’une dame écossaise de la maison de Leviston, nommée Flamin. Son éducation avait été confiée à Jean Morel, d’Embrun, le disciple et l’ami d’Erasme, qui lui avait inspiré le goût des lettres et des arts. Envoyé en Provence, en 1577, pour commander en absence du maréchal de Retz, gouverneur, il s’attira, par son naturel doux et affable, l’affection des Provençaux qui le demandèrent au roi pour gouverneur, après la démission du comte de la Baume-Suze qui avait succédé au maréchal de Retz, et que les principaux gentilshommes du pays n’avaient pas voulu reconnaître. Il fut donc nommé gouverneur au mois de mai 1579, et pendant sept ans qu’il vécut encore en Provence, il maintint le pays dans le devoir, malgré les intrigues d’Hubert de Vins, qui fut depuis général de la Ligue, et les séditions qui éclatèrent à diverses époques, soit à Marseille, soit à Arles.
En 1586, le grand prieur avait convoqué dans Aix, pour le premier jour du mois de juin, une assemblée des États de Provence. Parmi les gentilshommes qui devaient y assister, se trouvait Philippe Altovitis, de Marseille, d’une famille originaire de Florence, lequel avait épousé depuis peu de temps la belle de Châteauneuf. C’est ainsi qu’on nommait Renée de Rieux, d’abord fille d’honneur de la reine Catherine de Médicis, puis maîtresse d Henri III. Ce prince, qui l’avait aimée passionnément, lui avait donné la baronnie de Castellane, le jour de son mariage avec Altovitis qui, dès-lors, s’appela le baron de Castellane, à raison de cette terre que sa femme lui avait apportée en dot, et non qu’il fut de la noble et illustre maison de Castellane, comme l’ont cru quelques auteurs.
Altovitis n’aimait pas le grand prieur, et écrivit contre lui à sa femme qui était demeurée à la cour, espérant bien que ses plaintes parviendraient jusqu’au roi. Le monarque se fit remettre la lettre et l’envoya à son frère par l’entremise du colonel Alphonse Ornano, qui commandait alors quelques troupes corses en Provence, et qui fut depuis maréchal de France. Le grand prieur l’ayant lue entra en fureur et jura de se venger, disant devant Puget-Saint-Marc, Boniface-la-Molle et Forbin-Saint-Cannat, qu’il soupçonnait de tenir secrètement au parti de la Ligue : on veut me chasser de Provence, mais avant d’en sortir, j’arracherai la barbe à quelqu’un, sur quoi Saint-Cannat, alors fort jeune, dit tout bas à la Molle : cela ne me regarde pas, puisque je n’ai point encore de barbe.

Le dimanche de la Trinité, premier juin 1586, jour fixé pour l’ouverture des Etats, le grand prieur apprend qu’Altovitis est arrivé à Aix et va le chercher à l’hôtel Saint-Jacques où il le croyait logé. Ne l’ayant pas trouvé, il revenait au palais par la rue Papassaudi et celle des Grands-Carmes, 1 lorsqu’il l’aperçoit malheureusement causant avec d’Aréne, autre gentilhomme de Marseille, à une fenêtre du logis de la Tête-Noire. Tout bouillant de colère, il s’élance et monte dans la chambre où se trouvaient ces seigneurs. Est-ce toi qui as écrit cette lettre ? dit-il à Altovitis en la lui montrant, et tandis que celui-ci balbutiait quelques mots d’excuse, il lui passe son épée au travers du corps. Altovitis a encore la force de saisir son poignard, et, furieux, il en perce à son tour le grand prieur dans le bas-ventre.
Au bruit qu’ils font en se débattant l’un et l’autre, les gens de la suite du grand prieur accourent et trouvent leur maître baigné dans son sang et qui s’écrie : je suis mort, Altovitis m’a tué. Ils se jettent aussitôt sur celui-ci et l’achèvent à coups d’épée ; ils aperçoivent ensuite le malheureux d’Aréne qui n’était pour rien dans la querelle, ils le massacrent aussi et font voler les deux corps par les fenêtres.
Le grand prieur ne mourut pas sur le champ de sa blessure. On le transporta au palais qu’il habitait comme gouverneur ; mais les gens de l’art ne tardèrent pas à reconnaître qu’il n’avait que peu de temps à vivre. Le P. Pompée Perille, cordelier, son confesseur, depuis évêque d’Apt, lui annonça qu’il fallait se disposer à mourir. Il entendit cette nouvelle avec une résignation vraiment chrétienne, et ayant reçu les sacrements, il expira, à la fleur de son âge, le 2 de juin vers midi, 24 heures après le fatal événement arrivé la veille.
La ville fut aussitôt plongée dans le deuil, et malgré les mesures que prit le parlement pour maintenir la tranquillité, la populace pilla le riche cabinet du prince, dont on voyait encore des débris à Aix, plus d’un siècle après, dans diverses maisons de curieux.
Le corps du grand prieur fut embaumé et provisoirement déposé dans l’église des Grands-Carmes, à la chapelle du roi René, puis inhumé solennellement, le 17 février 1587, par ordre d’Henri III, dans la tombe des archevêques, au pied du maître-autel de l’église métropolitaine de Saint-Sauveur.

1 Il existait alors au milieu de cette rue un petit passage qui a subsisté jusqu’à nos jours, au bas de l’église de Sainte-Magdelaine, et par le moyen duquel on communiquait de la rue des Grands-Carmes à la place Sainte-Magdelaine, devant la partie du palais qu’on appelait le gouvernement. On évitait ainsi le contour qu’il aurait fallu faire dans la rue des Gantiers, pour aller de celle de Papassaudi au palais ; ce qu’il est nécessaire de remarquer pour comprendre comment le grand prieur, venant de la rue Papassaudi, put apercevoir le logis de la Tête-Noire adossé au couvent des Carmes, à l’extrémité opposée de la rue du même nom, rue qui décrit encore aujourd’hui une courbe, telle qu’on ne peut la voir d’un bout à l’autre. – Voyez ci-dessus, pag. 238. Retour