Les Rues d’Aix – Places du marché et de l’hôtel de ville


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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PLACES

DU MARCHE ET DE L’HOTEL-DE-VILLE

ous avons dit plus haut 1 qu’il existait anciennement une rue dite de la Correjarié (des Corroyeurs), qui commençait à la rue des Orfèvres en face de celle des Marseillais et qui se jetait dans la rue de la Boucherie vis-à-vis celle des Marchands ; en sorte que les quatre rues des Marseillais, de la Corréjarié, des Marchands et de Sainte-Claire traversaient à peu près directement la ville comtale du couchant au levant.
En 1717, une portion de la ligne septentrionale de cette rue de la Corréjarié fut abattue pour former une place devant le bâtiment des greniers publics d’abondance, dont la construction fut commencée à cette époque. L’autre portion de cette ligne septentrionale fut également abattue en 1824, pour démasquer en entier la façade de ces greniers qui envisage le midi, et la rue de la Corréjarié disparut alors tout à fait, ou du moins n’en existe-t-il plus que les pâtés de maisons situés sur les deux côtés de la place aux Herbes en face de celle du Marché.
En 1741, il fut résolu de construire une nouvelle place publique devant l’Hôtel-de-Ville. Les uns la voulaient au midi de cet édifice, en abattant l’île de maisons qu’entourent les rues des Cordeliers, de la verrerie, des Marseillais et des Orfèvres ; les autres, au levant de l’hôtel où se trouvaient déjà la principale façade et la porte d’entrée. Ce dernier avis prévalut, d’autant mieux qu’on économisait la dépense et qu’on pouvait agrandir les greniers publics en leur donnant un corps de logis infiniment plus vaste que celui construit en 1717, et une façade sur la nouvelle place. L’exécution de ce projet fut entièrement terminée en 1756; mais avant de poursuivre, nous devons parler de l’ancienne rue de Donalari, qui bordait les deux places actuelles du Marché et de l’Hôtel-de-Ville, et dont il ne reste plus que la ligne orientale.
Quelques personnes veulent qu’elle eût pris son nom d’un seigneur espagnol appelé Don Alari, qui aurait suivi en Provence les premiers de nos comtes de la maison de Barcelone, dans le XIIe siècle. Mais cette opinion, quelque vraisemblable qu’elle puisse être, n’a cependant aucun fondement réel et nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps. 2
Au centre de l’île qui reste de cette rue, vis-à-vis la façade des greniers publics exposée au levant, se trouve une ancienne maison de peu d’apparence sur la rue, mais très vaste sur ses derrières, qui fut acquise en 1479, par Nicolas de Clapiers, seigneur de Pierrefeu, originaire d’Hyères. Pierre de Clapiers, son oncle, évêque de Toulon, successivement conseiller d’Etat, 3 commissaire-général des finances et grand Président de la cour des maîtres rationaux, sous le bon roi René, l’avait attiré à Aix et lui avait procuré l’office d’avocat des pauvres, alors plus estimé qu’il ne le serait peut-être aujourd’hui.
François de Clapiers, son petit-fils, seigneur de Vauvenargues et du Sambuc, conseiller en la cour des comptes, naquit dans cette maison en 1524, et y mourut le 25 avril 1588. C’est le premier auteur provençal qui ait débrouillé la généalogie des anciens comtes souverains du pays. Son ouvrage, écrit en latin, fut imprimé à Aix en 1584, et réimprimé à Lyon en 1616. L’avocat Dufort le traduisit en français et cette traduction fut imprimée à Aix en 1598.
Après la mort de François de Clapiers, ses deux fils se divisèrent cette maison. L’aîné, qui continua la branche des seigneurs de Vauvenargues éteinte en 1801, eut la portion la plus voisine de l’hôpital de la Miséricorde, situé dans la même rue ; et le puîné, auteur de la branche des barons de Gréoulx, depuis marquis de Cabris, également éteinte, eut la partie qui se trouve au midi de la précédente.
Cette seconde portion fut acquise en 1652, par Alexandre de Thomassin, seigneur d’Aynac, aïeul et bisaïeul des savants
Louis et Henri-Joseph de Thomassin, seigneurs de Mazaugues, nés dans cette maison, l’un, le 29 mai 1647, l’autre, le 9 août 1684.
Héritiers du savoir du grand Peiresc, les Mazaugues furent comme lui les Mécènes des gens de lettres, et encouragèrent tous les talents. Leur riche bibliothèque était ouverte au public studieux et éclairé, comme l’a été, de nos jours, celle de MM. les présidents de Fauris Saint-Vincens, père et fils, dignes successeurs de ces hommes célèbres.
Louis de Mazaugues mourut le 20 avril 1712, et fut enterré dans l’église des Capucins, où Jacques Reboul, son ami, lui fit élever un monument avec cette épitaphe singulière : 4

MAZAUGUES gît ici, l’un des grands Thomassins.
Il faisait, en vivant, honneur à la Provence
Par ses biens, ses vertus et sa grande science ;
Il fait, après sa mort , honneur aux capucins.

Ce Reboul était un simple maréchal à forge de cette ville, très versé dans la connaissance des antiquités et des médailles, mais assez mauvais poète.
Mazaugues le fils mourut le 17 février 1743. Sa bibliothèque fut acquise peu après par M. d’Inguimbert, évêque de Carpentras, qui en fit don à sa ville épiscopale, où elle est encore à la disposition du public. Toute l’Europe sait qu’elle renferme la plus grande partie des manuscrits de Peiresc ; perte irréparable pour notre ville !
Plus tard, la maison des Mazaugues fut vendue à M. de Brancas, archevêque d’Aix, qui acheta aussi la portion de maison où les Clapiers-Vauvenargues avaient continué de résider. Il y fonda l’hospice des Orphelines et celui des Enfants abandonnés , qui ont subsisté jusqu’à la révolution. Alors on en a de nouveau détaché et on a vendu l’ancienne habitation des Vauvenargues, celle où étaient nés Joseph et Luc de Clapiers, père et fils, dont il nous reste à parler.
Joseph de Clapiers, seigneur de Vauvenargues, né le 12 janvier 1691, était, à l’âge de trente ans, premier consul d’Aix lorsque la peste fit d’affreux ravages dans cette ville et y enleva plus de 7500 habitants, dans le cours des années 1720 et 1721.

On parle encore aujourd’hui, après une période de cent vingt-six ans, qui s’est écoulée depuis lors, du courage et du zèle que déploya ce magistrat pour arrêter les progrès de la contagion. En récompense de ses services, le roi érigea la terre de Vauvenargues en marquisat en 1722 ; et le marquis de Vauvenargues jouit jusqu’à sa mort, arrivée le 30 avril 1762, de la reconnaissance publique qui l’a placé au premier rang des bienfaiteurs de sa patrie.
Luc de Clapiers, son fils, né le 6 août 1715, a aussi immortalisé le nom de Vauvenargues. Ses ouvrages sont trop connus pour qu’il soit besoin d’en parler ici. La France le compte parmi les meilleurs écrivains du siècle de Louis XV, et l’Europe au nombre des plus vertueux moralistes. C’est lui qui a dit : Les grandes pensées viennent du cœur, et c’est à lui que Voltaire écrivait : ” Je vais lire vos portraits : si jamais je veux faire celui du génie le plus naturel, de l’homme du plus grand goût, de
l’âme la plus haute et la plus simple, je mettrai votre nom au bas. 5 ” Vauvenargues mourut à Paris, le 28 mai 1747, dans la trente-deuxième aimée de son âge.
En attendant que la ville d’Aix élève un monument au père et au fils, ne pourrait-on pas placer sur la porte de leur maison, une plaque de marbre avec cette inscription :

ICI NAQUIRENT LES VAUVENARGUES.

Un peu au-dessus de l’ancienne maison Vauvenargues et sur la place de l’Hôtel-de-Ville, se trouve l’Hôpital de la Miséricorde (aujourd’hui Bureau de Bienfaisance), fondé en 1590 par quelques personnes pieuses et charitables dont les noms méritent d’être conservés : Denis Brueys, 6 Blaise Brueys, notaire, François Carrelasse, François Vincens, Vidal Patron, Jacques Sibon et Jean-André Jauffret, la plupart marchands, auxquels se réunirent Françoise de Justas, 7 Catherine Berard, Françoise Berard, Jeanne Theric, Antoinette Estienne, une autre Antoinette Estienne, Isabelle Martin et Françoise de Rians. Leur principal but fut de secourir en secret, au moyen des aumônes qui seraient recueillies dans la ville, ceux des malades ou des pauvres appartenant à des familles d’une condition élevée, que les malheurs des temps, ou des événements inattendus, réduisaient à l’indigence, et à qui leur position sociale ne permettait pas de recourir publiquement aux secours des autres hôpitaux. Institution admirable à laquelle bien des familles honteuses ont dû momentanément le soutien de leur existence sans déroger à leur qualité, en attendant de se relever de leur misère, soit par le travail et l’économie, soit par des mariages avantageux, des emplois lucratifs ou tout autre bienfait de la providence. Cet établissement, prospérant d’année en année, au moyen des quêtes publiques, des legs que lui faisaient les particuliers, et même de plusieurs héritages opulents qu’il avait recueillis, jouissait, en 1789, de revenus très considérables, dont la distribution continuait d’avoir lieu suivant les statuts primitifs. Mais les remboursements en assignats, la spoliation des hôpitaux dont la nation s’appropria les biens, pendant la révolution, et la ruine de tant de gens qui se plaisaient à être les bienfaiteurs de cet hospice, réduisirent ses revenus à peu près à zéro; et si depuis le consulat et l’empire le Bureau de Bienfaisance est parvenu à refaire une partie de son avoir, il est certainement bien loin encore de ce qu’il était auparavant.
Le bâtiment des Greniers publics, qui sépare les deux places de l’Hôtel-de-Ville et du Marché, fait sans contredit le principal ornement de l’une et de l’autre, par la magnificence de sa construction, entièrement en pierres de taille, et l’élégance de son architecture. Le fronton qui termine la façade du nord, sur la place de l’Hôtel-de-ville, au milieu duquel se voient les statues colossales de Saturne et de Cybelle entourées de gerbes de blé et de cornes d’abondance, est l’œuvre de Chastel, connu par les nombreux ouvrages de sculpture dont il a enrichi la ville d’Aix dans le siècle dernier. Ce bâtiment fut achevé en 1759 ou 1760.
Le 25 mars 1789, jour de fatale mémoire, une émeute effrayante eut lieu sur la place de l’Hôtel-de-Ville, dans le courant de l’après-midi. Trois assemblées avaient été convoquées l’une, dans la grande salle de cet hôtel ; la seconde, au Collège royal Bourbon ; et la troisième, chez les PP. de la Doctrine Chrétienne, au Faubourg, à l’effet de nommer des mandataires à l’assemblée générale de la sénéchaussée où devaient être élus les députés aux Etats-Généraux du royaume, que le malheureux Louis XVI appelait si imprudemment auprès de sa personne. Le premier et le second consul, MM. le marquis de la Fare et de Duranti-Colongue, devaient présider l’assemblée de l’Hôtel-de-Ville ; l’assesseur, M. Roman de Tributiis, celle du Collège Bourbon; et le dernier consul, M. Arnulphy, celle du Faubourg. M. de la Fare, se rendant à son poste, fut insulté et hué par le peuple à qui les agitateurs secrets avaient persuadé que les états-généraux allaient rendre tous les citoyens égaux, supprimer les impôts publics et ordonner le partage des terres. Des pierres furent lancées sur le premier consul et aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville dont son collègue et lui furent obligés de faire fermer les portes, et comme on tâchait d’ouvrir celles-ci par force, ils s’évadèrent par une fenêtre de derrière après en avoir enlevé les barreaux de fer qui s’y trouvaient. La populace ayant eu connaissance de cette évasion, se jeta alors avec impétuosité sur les greniers publics, et pilla tous les grains qui y étaient renfermés. Ce désordre, dont le prétexte apparent était la cherté du blé, continua le reste de la journée et la nuit suivante, pendant laquelle les malfaiteurs essayèrent d’aller mettre le feu aux maisons des négociants en grains. Un de ces malfaiteurs fut saisi par la garde bourgeoise qui s’était réunie à la hâte, et pendu trois jours après à un arbre du Cours, par arrêt du parlement. 8 Cette journée, par laquelle la révolution préluda dans Aix aux excès futurs qu’elle devait commettre, remplit cette ville de deuil et d’effroi, d’autant plus qu’on apprit bientôt que des scènes pareilles avaient lieu a Marseille, à Toulon, Brignolles, Aups 9 et autres villes de la province ; preuve incontestable de la conjuration formée dès lors contre l’ancien ordre de choses.
La fontaine qui décore la place et qui est surmontée d’une colonne de granit dont le chapitre de Saint-Sauveur fit présent à la ville, 10 date de 1755, et les inscriptions qu’on lit sur les quatre faces de la base sont l’ouvrage de M. de Saint-Vincens le père. Mais il est temps de parler de l’Hôtel-de-Ville.

1 pag. 36 Retour

2 De Haitze rapporte (Aix ancien et moderne, mss., chap. V, au mot Nalari), que dans le XVe siècle elle avait pris et quitté le nom de la Coutellerie, et Pitton lui donne (Histoire d’Aix, pag. 236) celui d’Imbert Cautelery, qui appartenait à l’un de ses habitants, mais sans dire à quelle époque. Ces mots Coutellerie et Cautelery n’auraient-ils pas occasionné quelque confusion dans ce que disent Pitton et de Haitze ? Retour

3 Nous possédons son brevet de conseiller d’État, daté du 29 septembre 1447, et revêtu de la signature originale du roi René. Retour

4 Cette épitaphe est rapportée de la manière la plus inexacte dans le Dictionnaire des hommes illustres de Provence, in-4°, tom. II, pag. 271. On y ajoute, tout aussi inexactement, qu’elle couvrait la tombe de Mazaugues le fils, au lieu de celle du père. Retour

5 Cette lettre est en original en notre pouvoir ainsi que quelques autres de Voltaire à Vauvenargues; nous les avons publiées en 1815, à Aix, chez Augustin Pontier, 16 pag. in-8°, et elles ont été reproduites depuis dans les nouvelles éditions de Vauvenargues, données par MM. Belin et Brière. Nous cédâmes à ces messieurs, en 1819, et sans autre intérêt que celui d’en faire jouir le public, dix-huit dialogues, plus de cent nouvelles pensées, environ trois cents paradoxes, réflexions ou maximes, un grand nombre de nouveaux caractères, un éloge de Louis XV, des réflexions sur Montaigne, Newton, Fontenelle, enfin sur la poésie et l’éloquence, le tout inédit, et dont madame de Clapiers, née de Beaurecueil, nous avait fait présent en 1801, après la mort de son malheureux fils duquel nous parlerons plus bas (Place des Tanneurs), et celle de son oncle, frère du moraliste. (Voyez l’avertissement placé en tête du IIIe volume des Oeuvres de Vauvenargues, publiées en 1821, Paris, Belin et Brière, en 3 vol. in-8°. Ce IIIe volume contient les oeuvres posthumes). Retour

6 Il fut dernier consul d’Aix en 1591-92, et laissa d’Anne Maye, sa femme, l’aimable poète provençal Claude Brueys, né à Aix en 1570 ou 1571, mort avant 1637. Celui-ci réunit et publia ses poésies sous le titre de Jardin deys musos provensalos, divisat en quatre partidos, per Claude Brueys, escuyer d’Aix, en deux volumes in-16, l’un de 430 pag., l’autre de 425, sans la table, imprimés à Aix, par Estienne David, en 1628. Ce recueil est extrêmement rare et se paie fort cher quand on le trouve. Il est composé de comédies, de chansons, de petits poèmes, etc., dont la lecture divertissait nos pères, mais qui ont perdu la majeure partie de leur attrait depuis que la langue provençale est moins usitée qu’elle ne l’était de leur temps. – M. Anselme Mortreuil, avocat à Marseille, a fait réimprimer, en 1843, la première partie du Jardin deys musos provençalos, de Brueys (car il existe d’autres recueils qui portent le même titre et qu’il ne faut pas confondre avec celui-ci), dans le premier volume des Poésies provençales des XVIe et XVIIe siècles, qu’il se propose de donner au public, mais dont il n’a encore paru que ce premier volume. Ce recueil, vivement attendu, n’est tiré qu’à cent exemplaires, tous sur papier de Hollande, et leur exécution fera le plus grand honneur tant à l’éditeur, qu’aux presses de MM. Feissat et Demonchy, de Marseille. Retour

7 Elle était alors veuve d’Antoine de Gallaup-Chasteuil, tige d’une longue suite de savants dont nous parlerons ci-après (rue Neuve ou Granet), et elle était petite-fille, par sa mère, de Nicolas Jeannot, écuyer de cuisine de Charles III, dernier comte de Provence de la maison d’Anjou, à qui ce prince légua, par son second codicille, daté du jour de sa mort, son jardin, dit le Jardin du roi, situé hors des murs d’Aix, du côté du levant, là où depuis a été bâti le Collège Bourbon, comme nous le dirons en son temps. Retour

8 Manuscrit intitulé : Mémoires pour servir au cérémonial de la ville et à quelques affaires d’intérêt et de police d’icelle, commençant au 15 décembre 1773 et finissant au 21 février 1790, gros vol in-4°. -Nous reviendrons ailleurs sur ce manuscrit intéressant. Retour

9 A Aups, Melchior Pierre François Broulhony de Montferrat , trésorier-général de France au bureau des finances d’Aix fut massacré par le peuple le même jour, 25 mars 1789. Retour

10 Cette colonne et une autre pareille furent découvertes en 1626 à quelque peu de distance au sud-est de l’hôpital Saint-Jacques , lorsqu’on y construisit l’aire du Chapitre où se tient à présent le marché des bestiaux. L’autre colonne nous fut enlevée, il y a environ quarante-cinq ans, par le préfet Charles Delacroix qui venait de nous dépouiller de la préfecture, et qui fit charrier l’une et l’autre à Marseille avec les archives, les administrations du timbre ,de l’enregistrement, des contributions, etc. Aussi la mémoire de cet homme, qui ne donnait à la ville d’Aix d’autre nom que celui de village orgueilleux, sera-t-elle à jamais odieuse à nos concitoyens. Quant à la colonne qu’il nous ravit, il la fit placer au Cours Bonaparte, où une inscription mensongère dit que la commune d’Aix a DONNÉ le fût de la colonne. Retour