Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE MATHERON
ETTE rue porte le nom d’une ancienne et honorable famille qui y fait sa résidence depuis 500 moins trois ans, ce dont on ne trouverait peut-être pas un second exemple dans Aix, ni même bien loin. Il conste par des titres certains qu’au mois de novembre 1349, un Etienne Matheron acquit dans la rue de la Fustarié, comme on l’appelait alors, une maison que les descendants de cet Etienne possèdent et habitent encore aujourd’hui.
Jean de Matheron, sieur de Salignac et de Peynier, fils de Michel Matheron, secrétaire rational, et d’Anne Boutaric, fut distingué, à cause de sa grande capacité dans les affaires, par le roi René qui le députa auprès de Galéas-Marie Sforce, duc de Milan, avec lequel il avait quelques intérêts à traiter. Le duc en preuve de son estime, le créa chevalier de son ordre, le 28 janvier 1468, et le roi René, satisfait de sa mission, le fit maître des requêtes la même année, puis maître-rational en 1470. Il l’envoya ensuite plusieurs fois, en qualité d’ambassadeur du pape Sixte IV, qui, pour récompenser son mérite, le nomma chevalier de Saint-Jean de Latran et comte Palatin, par une bulle du 8 février 1474, avec le singulier privilége d’avoir un autel portatif, où il pourrait faire dire la messe lorsqu’il serait en voyage, de créer des notaires et de légitimer des bâtards.
Le roi René le fit ensuite juge et conservateur des monnaies en Provence, charge que Charles III d’Anjou, neveu et successeur de René, lui confirma deux jours après la mort de son oncle, arrivée à Aix le 10 juillet 1480. Mais, Matheron ayant pris parti pour le duc de Lorraine contre Louis XI, au sujet de la succession de la Provence que ces princes se disputaient, ses offices lui furent enlevés et ses biens saisis ; il courut même risque de la vie.
Après la mort de Louis XI, il rentra en grâce sous la régence d’Anne de France, dame de Beaujeu, sœur de Charles VIII. Cette princesse le nomma conseiller d’État, et Charles VIII, ayant pris le gouvernement en mains, donna à Matheron, en 1487, l’office de grand président en la cour des maîtres-rationaux d’Aix, et celui de conservateur des juifs en Provence. Deux ans plus tard, il l’admit au nombre de ses chambellans et lui confia l’ambassade de Florence, pour traiter, avec les Florentins, du passage de l’armée française qui devait aller conquérir le royaume de Naples.
De retour en France, Matheron fut chargé, par la ville d’Aix, de solliciter du roi que ses magistrats municipaux qui avaient porté jusqu’alors la simple qualité de syndics, fussent autorisés désormais à porter celle de consuls, à l’instar de ceux des villes d’Avignon, Arles et de Marseille, ce qui lui fut accordé par lettres-patentes données aux Montils-lez-Tours, au mois d’août 1490. Ces lettres ne furent enregistrées, on ne sait pourquoi que le 18 mars 1496, par les maîtres-rationaux en sorte que les syndics élus en ladite année 1496, furent les premiers qui prirent le titre de consuls que leurs successeurs ont conservé jusqu’à la révolution.
Envoyé de nouveau à Rome comme ambassadeur, il y mourut au mois de février 1495, et fut enterré avec beaucoup de pompe dans l’église de la Minerve.
De tous les titres qu’avait porté successivement cet illustre habitant d’Aix, celui qui doit flatter le plus ses descendants, est, selon nous, la qualité de son bon compère que lui donnait le roi René. Ce prince avait tenu sur les fonts-baptismaux, René Matheron fils de Jean, et c’est peut-être à cette occasion qu’il fit présent à celui-ci de son portrait et de celui de Jeanne de Laval, sa seconde femme. Ces portraits conservés religieusement, de génération en génération, dans la famille de Matheron, et que les possesseurs actuels se font un plaisir de montrer aux curieux, avec tant d’obligeance et de politesse ; ces portraits, disons-nous ont été peints par le roi René lui-même, sur des tablettes de bois qui s’ouvrent et se ferment en forme de livre. Ils sont encore dans le même sac de velours cramoisi qui les renfermait, lorsque le bon roi les donna à son compère. D’un côté est le portrait de René, coiffé d’une barrette de velours noir, ainsi qu’il est représenté dans le tableau du Buisson Ardent, qu’on voit à Saint-Sauveur. Son manteau est d’un brun foncé, fourré de pelleterie de même couleur, et la pelleterie lui forme une espèce de fraise autour du col. Sur sa poitrine est l’image de Saint-Michel, suspendu à un collier de coquilles, et il tient dans ses mains un chapelet à grains cylindriques. En regard de ce portrait, on voit celui de Jeanne de Laval, vêtue de noir, ayant sur la tête un bonnet d’étoffe de soie noire, dont les deux côtés pendent sur ses épaules.
Ce précieux monument de l’affection du bon roi René pour son compère, est dans un très bel état de conservation qui atteste le soin qu’en ont toujours eu les descendants de Matheron et qui les honore. La couverture en est parsemée de fleurs de lys d’or peintes sur un fond d’azur. Au milieu s’élève une tige de lys blanc, avec cette devise plusieurs fois répétée : ditat servata fides (la bonne foi enrichit). 1
Le buste en marbre et en bas-relief de ce fidèle serviteur du roi René, a été placé, vu de profil, sur le piédestal de la statue de ce prince, élevée sur le Cours d’Aix, en 1823. Il a été tiré d’une médaille en bronze frappée à la fin du XVe siècle, et que les présidents de Saint-Vincens possédaient dans leur cabinet. Cette médaille a été gravée par les soins du dernier de ces savants magistrats, à la suite du mémoire de son père sur les monnaies des comtes de Provence. On y lit, partie autour du buste de Matheron, et partie sur le revers : 10. MATHARON. D. DE SALIGNACO. EQUES. IVRIV. DOCTOR COMES PALATIN. MAGNVS IN PROVINCIA PRESIDENS CONSILIA. Q.e CAMBELLANVS REGIVS.
Nous devons ajouter, pour être vrai, que sa postérité mâle s’étant éteinte au milieu du XVIIe siècle, Charles de Volan, sieur d’Aubenas, fils de Jeanne de Matheron , fut substitué au nom et aux armes de Matheron que les Volan portent depuis lors.
A côté de la maison des Matheron, est située celle qu’occupait, au commencement du XVIIe siècle, Antoine de Thoron seigneur de Thoard et conseiller au parlement d’Aix, l’un des plus célèbres magistrats de son temps. Natif de Digne, il avait d’abord été conseiller à la sénéchaussée de cette ville, d’où il avait passé au parlement en 1588. Il était demeuré à Aix, pendant les troubles de la Ligue, mais il n’avait pris aucune part au fameux arrêt du 23 novembre 1590, par lequel sa compagnie conféra au duc de Savoie tout commandement en Provence. Il fut, au contraire, un de ceux qui hâtèrent, par leurs conseils, la réduction de la ville à l’obéissance d’Henri IV, dès les premiers jours de l’année 1594.
Antoine de Thoron fut, en 1611, l’un des commissaires chargés de l’instruction du procès de Louis Gaufridi, curé des Accoules de Marseille, accusé de sorcellerie et de magie, et qui fut brûlé vif sur la place de Prêcheurs, à Aix , le 30 avril de cette année. Voici ce qu’il raconte à ce sujet dans ses mémoires manuscrits.
» Or, il arriva, pendant qu’on travaillait à visite du procès, une histoire plaisante. Plusieurs témoins de l’information avoient déposé que Gaufridi se transportoit au sabat, après s’être frotté d’une certaine huile magique, et qu’il revenoit ensuite dans sa chambre par le tuyau de la cheminée. Dans le temps qu’on lisoit ces dépositions, on entendit un grand bruit dans la cheminée, et à l’instant tous les juges en virent sortir un grand homme noir qui secouoit sa tête. Les juges s ‘enfuirent presque tous. Pour moi, qui restoi au bureau, je lui demandoi qui il étoit, et il me répondit fort effrayé, qu’il étoit un ramoneur qui, après avoir ramoné la cheminée de MM. des comptes, dont le tuyau joignoit celle de la chambre Tournelle, s’étoit mépris en descendant, et avoit passé par la cheminée du parlement. »
D’autres mémoires ne rendent pas le même témoignage à la bravoure de Thoron et prétendent que s’il ne s’enfuit pas comme ses collègues à l’apparition du prétendu spectre, c’est que sa robe se trouva embarrassée dans le bureau et l’empêcha de les suivre. Ce ne fut, disent-ils, qu’après avoir imploré l’assistance du ciel et fait sur lui-même force signes de croix, qu’il se hasarda à parler au ramoneur.
La maison de ce magistrat, que ses descendants, seigneur d’Artignosc, ont occupée jusqu’en 1732, appartient, depuis lors, à MM. D’Isoard de Chénerilles.
Vers l’extrémité de cette rue avant d’entrer dans celle de Saint-Laurent, est située la maison qu’ont habitée longtemps les Fortis et où était né, le 7 février 1625, Jean-François de Fortis, sieur de Claps, que sa haute piété porta à accompagner l’évêque Cotolendi, qui allait évangéliser dans les Indes.
Ignace Cotolendi, né à Brignolles, le 24 mars 1630, pendant que la peste désolait la ville d’Aix, où ses parents faisaient leur demeure habituelle et dont ils étaient sortis momentanément à cause du fléau, se dévoua, dès sa plus tendre jeunesse, au service de Dieu. A peine eut-il reçu la prêtrise, qu’il fut nommé curé de la paroisse Sainte-Magdelaine d’Aix, à l’âge de 24 ans, et peu d’années après il résolut de passer dans les Indes en qualité de missionnaire, quelques efforts que fissent ses père et mère pour le détourner de ce dessein. S’étant rendu à Paris à cet effet et ayant été admis à faire partie de la mission qu’allaient entreprendre deux pieux ecclésiastiques, 2 il fut sacré dans l’église des Jésuites de cette grande capitale, le dimanche de l’octave de la Toussaint en 1660, sous le titre d’évêque de Métellopolis, vicaire apostolique en Chine. Revenant en Provence pour s’embarquer à Marseille, il fut visité par Jean-François de Fortis qui, à l’instant même, se décida à le suivre et ils mirent à la voile le 2 septembre 1661. Arrivés le 25 juillet de l’année suivante à Masulipatam, sur la côte de Coromandel, les fatigues du voyage et l’insalubrité du pays, déterminèrent chez l’évêque une dysenterie et une fièvre continue qui forcèrent ses compagnons à le faire transporter à Paracol, petite bourgade située à deux journées de là, où il mourut saintement, le 16 août, dans la 33e année de son âge. Fortis ne lui survécut pas longtemps, étant mort à Masulipatam, le 10 janvier suivant : victimes, l’un et l’autre, de leur zèle ardent pour la propagation de la foi de Jésus-Christ. 3
Du côté opposé, c’est-à-dire sur la ligne orientale de la rue Matheron, était située la maison des Aguillenqui, noble famille éteinte depuis un peu plus d’un siècle, et de laquelle était née, le 17 février 1602, Françoise d’Aguillenqui, supérieure des religieuses capucines de Marseille, sous le nom de Sœur Agnès, morte saintement le 18 juin 1672. Sa vie a été écrite par trois auteurs différents, auxquels nous renvoyons nos lecteurs jaloux de connaître les circonstances d’une vie si pure, les merveilles et les prodiges qui suivirent la mort de la mère Agnès, et les miracles que Dieu opéra en faveur des personnes qui eurent recours à son intercession. 4
Les Nas, qui avaient fourni plusieurs consuls d’Aix, tant à la fin du XVe siècle que dans le suivant, demeuraient également dans cette rue. François de Nas, intrépide guerrier, se distingua, en 1553, dans la guerre que les Français portèrent en Corse contre les Génois, sous les ordres du maréchal de Thermes. Le maréchal ayant donné au capitaine Nas la périlleuse commission de s’emparer de la ville de Bonifacio, jusqu’alors regardée comme imprenable, notre jeune compatriote aborda la place avec quatre vaisseaux qu’il commandait et attacha courageusement le pétard à la porte de la ville, ce qui obligea celle-ci à capituler le 20 septembre. 5
La maison des Nas fut acquise en 1612 par Honoré Lauthier, apothicaire, dont le fils, Toussaint Lauthier, aussi apothicaire avait, formé un riche cabinet de médailles, d’antiquités, de pierres précieuses, de tableaux et autres curiosités, parmi lesquelles a existé pendant longtemps le fameux cachet de Michel-Ange. 6 Ce précieux cabinet fut vendu en 1737, à la mort de Louis Lauthier, prévôt de Saint-Sauveur, ainsi que la maison dont l’entrée s’ouvre depuis lors sur la place des Trois-Ormeaux.
1 Voyez les tournois du roi René, d’après le manuscrit et les dessins originaux de la bibliothèque du roi, (Paris, Firmin Didot, 1826, in-f°) où ce curieux diptyque a été lithographié.
Dans l’explication de cette planche, l’éditeur dit que le portrait, placé en face de celui du roi René, est le portrait d’une maîtresse nommée Capelle et non celui de la reine Jeanne de Laval. Il ajoute que ces portraits ont été tirés du cabinet de M. le chevalier Revoil, à Lyon, ce qui peut faire croire qu’ils sont sortis de la ville d’Aix et de la maison Matheron. Ces erreurs ont été relevées sur l’exemplaire de cet ouvrage qui est à la bibliothèque d’Aix, dans une note du savant bibliothécaire, qui a vu plusieurs fois, comme nous, cet ouvrage du roi René, si religieusement conservé par les descendants de Matheron, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Il est possible, au reste, que M. Revoil en eût pris une copie pendant le long séjour qu’il avait fait à Aix, et qu’on fasse passer cette copie pour l’original. Retour
2 François Pallu, chanoine de Saint-Martin de Tours, sacré par le pape, évêque d’Héliopolis, et N… de La Mothe-Lambert, ci-devant conseiller à la cour des aides de Rouen sacré évêque de Beryte, par celui d’Héliopolis. Retour
3 Voyez la Vie de Mgr. Ignace Cotolendi, de la ville d’Aix, évêque de Mételiopolis etc., par Gaspard Augery, Aix, David, 1673, in-4° ; et Pitton, Annales de la saincte église d’Aix, pag. 294 et suiv. – M. Jean-Baptiste-Boniface de Fortis, ancien conseiller au parlement, deux fois maire d’Aix sous l’empire, secrétaire-général du ministère de la police du royaume sous la restauration, etc., actuellement chef de son honorable famille, est aujourd’hui le seul membre vivant des anciennes cours souveraines de Provence. Nous n’oublierons jamais que c’est à ce sage et respectable vieillard, chez qui le poids des ans n’a point affaibli l’ardeur dont il est animé pour le service des pauvres, que nous devons notre entrée à l’Hôtel-de-Ville, comme secrétaire en chef, en 1807 ; et nous le prions d’agréer, encore une fois ici, l’hommage de notre profonde reconnaissance. – Charles Cotolendi, de la famille de l’évêque, né à Aix avant le milieu du XVIIe siècle, avocat au parlement de Paris et littérateur distingué, avait publié une foule d’ouvrages dont on trouve la liste dans la Biographie universelle de Michaud, tome X, pag. 71, et qui lui firent beaucoup d’honneur. Cet auteur mourut au commencement du XVIIIe siècle; quelques-uns le disent natif d’Avignon. Nous croyons que c’est une erreur et que Cotolendi y avait seulement fait sa demeure, avant de s’établir à Paris. Voyez le Dictionnaire des Hommes illustres de Provence, in-4°, pag. 197 et 200. Retour
4 Vie d’Agnès d’Aguillenqui, etc., par le R. P. Marc de Beauduen, Marseille, Garcin, 1673, in-12. Autre, par le R. P. Hiacinte de Verclos, Avignon, Chave, 1740, in-8°. Autre, dans la Vie des premières religieuses capucines du couvent de Marseille, Marseille, Sibié, 1754, in-8°, pag. 137 à 195. On trouve aussi dans ce dernier ouvrage, la Vie de la mère Chérubine d’Aix ( de la maison Joannis ), morte dans ledit couvent, le 9 janvier 1685. Retour
5 Nostradamus, Histoire de Provence, pag. 775 ; et Pitton, Histoire d’Aix, pag. 630. Retour
6 Curiosités de la ville d’Aix, par de Haitze, et Notice sur J.F.P. Fauris de Saint-Vincens. Retour