Les Rues d’Aix – Rue des Epinaux


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DES EPINAUX

ERNARD Pinelli, second consul lors de l’invasion du connétable de Bourbon, appartenait à l’une des plus illustres familles de Gênes, qui a fourni des doges à cette république, ainsi que des cardinaux à l’église romaine et qui avait fait une branche en Provence, éteinte en mâles en la personne de ce consul d’Aix.
Ces Pinelli de Provence, dont le nom se prononçait Pineoux en langage du pays, le donnèrent à la rue dans laquelle ils demeuraient, et ce nom s’est changé successivement en celui des Pinels ou des Pinaux lorsqu’on a commencé de contracter en français au milieu du XVIe siècle, d’où s’est formé, par corruption, le nom des Epinaux que la rue porte depuis plus de deux cents ans.
Pendant la peste qui désola une grande partie de la Provence, en 1720 et 1721, M. François Decormis, avocat très distingué du parlement d’Aix, ne quitta point sa maison située vers le bout de cette rue à droite en allant vers celle du Mouton, et eut le bonheur d’échapper à la contagion qui lui enleva ses voisins de droite et de gauche, ceux qui logeaient vis-à-vis de chez lui, et même sa propre servante.
M. Decormis était alors plus qu’octogénaire, étant né à Aix, au mois de juillet 1639. Il avait conservé toutes ses facultés intellectuelles et c’est pendant ce temps de calamité qu’il s’occupa de donner au public une édition des oeuvres de son oncle maternel, le célèbre Scipion Duperier, imprimées à Toulouse en 1721, en deux vol. in-4°.
Il entretenait, à la même époque, une correspondance presque journalière avec M. Pierre Saurin, autre avocat distingué, plusieurs fois assesseur d’Aix, qui s’était réfugié à sa maison de campagne, à une lieue de la ville, dans le territoire de Meyreuil, au quartier de Saint-Marc-la-Morée, sur les bords de l’Arc : campagne qu’on nomme encore aujourd’hui La Saurine, située dans le lieu le plus agreste et l’un des plus pittoresques de nos environs.
La correspondance de ces deux amis, que le chancelier Daguesseau honorait d’une estime particulière, existe à la bibliothèque publique d’Aix. Elle roule principalement sur le droit civil et le droit canon, et sur quelques points de critique, d’histoire et de littérature. Elle est très curieuse par les solutions qu’on y trouve sur diverses questions importantes. M. Saurin moins âgé que M. Decormis de plus de trente ans, se montre peut-être plus savant que lui ; mais il est souvent bien hardi, et M. Decormis le redresse quelquefois, ou lui prouve, par son silence, qu’il y a des sujets qu’il n’est pas toujours sage de discuter : témoin une dissertation de M. Saurin sur le premier voyage et le séjour de saint Pierre à Rome, et sur la préséance du siége en cette ville.
Ce qui rend surtout cette correspondance infiniment précieuse pour nous, ce sont les détails qu’elle contient sur les progrès de la peste à Aix, ses périodes alternatives de croissance et. de décroissance, les actes de dévoûment, les moyens employés pour éteindre le fléau ou du moins pour le calmer. On y voit que M. Decormis fut le principal promoteur de cette salutaire quarantaine qui fut ordonnée par le marquis de Vauvenargues, premier consul d’Aix, commandant en cette ville, et qui mit fin à la contagion.
M. Saurin avait deux frères : l’un moine de l’abbaye de Saint-Victor; l’autre, officier de marine, qui lui donnaient des nouvelles de Marseille et de Toulon, et qu’il communiquait à M. Decormis. Il est fâcheux qu’il y ait des lacunes dans cette correspondance qui, sans la perte d’un assez grand nombre de lettres, serait le journal le plus intéressant de la dernière peste qui a affligé la Provence.
Ces mêmes lettres, surtout celles de M. Decormis, renferment un nombre infini d’anecdotes piquantes, dont plusieurs remontent jusqu’au temps de la ligue ; sur le grand prieur Henri d’Angoulême, gouverneur de Provence, sur le poète Malherbe, le premier président Duvair, l’avocat-général Pierre Decormis grand-oncle de celui dont nous parlons, et beaucoup d’autres magistrats du parlement d’Aix.
Voici une de ces anecdotes prise au hasard :
Du temps de M. Duvair, dit M. Decormis, un jeune conseiller vint lui porter ses plaintes et lui demander une assemblée des chambres, à raison d’un soufflet qu’il avait reçu.
” Un soufflet, s’écria M. Duvair , un soufflet ! Qui est cet insolent ? Il en perdra la main. Oui, monsieur, vous aurez satisfaction. Mais quand avez-vous reçu cet affront ? Dans quel lieu ? ” ” – Hier au soir, au bal, chez madame de… ” – ” Au bal ! reprit M. Duvair, un conseiller au bal ! Si vous étiez resté dans votre cabinet, ce malheur ne vous serait pas arrivé. Adieu, monsieur, n’en parlons plus. ”
Cette anecdote faira peut-être sourire de pitié nos jeunes robins. En voici une autre qui pourra soulever la bile de nos publicistes modernes ; c’est toujours M. Decormis qui parle :
” L’obéissance au prince que Dieu nous a donné est si juste que mon grand-père, qui avait vu la ligue et qui avait été chassé de sa maison avec son père, à cause de leur fidélité à Henri IV, me disait, lorsque j’étais enfant, qu’il me donnerait dès lors sa malédiction, s’il prévoyait que je fusse jamais contre le service du roi. ” 1
M. Decormis poussa sa carrière jusqu’au mois de juin 1734 lorsqu’il terminait sa quatre-vingt-quinzième année. Il jouissait alors de cinquante-sept mille livres de rente en sus de son patrimoine s’étant trouvé le dernier actionnaire d’une tontine apparemment mieux administrée que les tontines de nos jours. Il distribuait annuellement la majeure partie de ses revenus aux pauvres, et les hôpitaux d’Aix furent ses héritiers.
Ses consultations furent imprimées à Paris, l’année suivante, par les soins de M. Saurin, dont nous avons parlé plus haut. Il n’avait jamais été marié, et sa famille, qui avait donné plusieurs avocats d’un haut mérite et deux illustres magistrats au parlement d’Aix, s’éteignit en sa personne.
Joseph-Jacques Laget de Bardelin, chevau-léger de la garde du roi, né, en 1717, dans cette rue où il mourut en 1774, était un fort aimable poète provençal. Il a laissé en manuscrit des pièces fugitives et la Henriado travestido en vers prouvençaoux, qui mériterait plus que bien d’autres poésies, les honneurs de l’impression ; car ce n’est point ici la froide Henriade travestie, de Monbron, servilement traduite en vers provençaux, mais une imitation libre, pleine d’esprit et de gaîté, du poème de Voltaire.
Ce moderne troubadour descendait de Joseph Laget, natif d’Auriol, qui vint, en 1574, 2 épouser Jeanne Bardelin, fille aînée d’André Bardelin, dit Nodon, trois fois consul d’Aix 3 et dernier mâle de sa famille dont les descendants de Jeanne ont perpétué le nom jusqu’à ce jour. 4 André était arrière-petit-fils de Nodon Bardelin, valet de chambre du roi René, duquel nous avons parlé plus haut, 5 comme ayant été ennobli par le bon roi, en 1472. Après la mort de ce prince et celle de Charles III, son successeur, il fut sous-viguier des villes d’Aix et de Marseille, en 1483, et il se fit des ennemis dans cette place, soit par la rigueur avec laquelle il l’exerça, soit par tout autre motif qui nous est inconnu. Dans la nuit du mercredi qui suivit les fêtes de Noël de l’année 1484, une centaine de furieux armés de hâtons ferrés et munis de longues échelles, investirent sa maison d’habitation et tentèrent d’en briser la porte et d’en escalader les fenêtres. Bardelin accourt en robe de chambre et bonnet de nuit ; il est maltraité. Son valet, nommé Thomas, est traîné par les cheveux. Les séditieux pénètrent enfui dans la maison et font subir mille avanies à sa femme. 6 Toutefois ces excès ne furent point réprimés par la justice, et ce ne fut qu’au bout de huit ou neuf ans, que Charles VIII, par ses lettres-patentes du 27 mars 1493, ordonna au viguier d’Aix de poursuivre les coupables et de faire punir les trois principaux d’entre eux. Trois (ni plus ni moins), cette fixation du nombre est à remarquer. 7 Dans ces lettres-patentes, Nodon Bardelin est qualifié de maître ordinaire de la fourrure du roi, et c’est en cette qualité qu’il accompagna Charles VIII à la conquête du royaume de Naples, d’où les Français se retirèrent précipitamment après la malheureuse bataille de Fornoue en 1495. Il vivait encore à Aix en l’année 1500.

1 Lettre de M. Decormis, du 2 décembre 1720, pag. 464. Nous avons extrait de cette correspondance la partie historique et anecdotique qui forme un recueil extrêmement curieux, et nous nous proposons de le publier si Dieu nous prête vie. Retour

2 Contrat de mariage du 8 mai 1574, notaire Hercules Rancurel. Retour

3 Savoir : en 1565-66, 1575-76 et 1581-82. Retour

4 Le seul mâle actuellement vivant de cette honorable famille, est M. le général de Bardelin (Auguste-Désiré), né à Aix en 1768, ancien garde-du-corps de Louis XVI, qui, ayant échappé aux massacres du 10 août et ayant passé de longues années en Angleterre, rentra en France avec le roi Louis XVIII, et débarqua avec ce prince à Calais en 1814. Retour

5 Voyez ci-dessus, pag. 475 et César Nostradamus, Histoire. de Provence, pag. 649. Retour

6 Honorade Ruffe, ou Roux, fille d’André Ruffi, ou Roux, mariée par contrat du 28 janvier 1475 (1476, n. st.), notaire Jean Borrilli. Dans ce contrat, Nodon Bardelin est dit originaire du diocèse de Bourges. La tradition de cette famille est cependant qu’elle vient de Naples où elle portait le nom de Bardelini. Retour

7 L’écrivain de ces lettres que nous possédons en original, avait laissé en blanc ce nombre des plus coupables que le roi ordonnait de faire punir, et la date des-dites lettres : Nombre et date que le secrétaire d’état a remplis de sa main le jour où il a apposé sa signature : Par le roy à la rélation du conseil, AMYS (ou un nom à peu près, car cette signature est assez peu lisible.) Retour