Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE RIFLE-RAFLE
ERS le milieu du XIVe siècle, la grande peste qui fit tant de ravages en Europe, parut à Aix peu de temps après le passage de la reine Jeanne de Naples, comtesse de Provence , qui se rendait à Avignon où résidait le pape Clément VI. Cette princesse avait à cœur de se justifier auprès du souverain pontife, du meurtre d’André de Hongrie, son premier mari, dont elle était accusée, et, fuyant le courroux de son beau-frère Louis, roi de Hongrie, qui marchait sur Naples, elle s’était retirée momentanément en Provence. S’étant embarquée à cette double intention à Naples, sur une galère provençale, le 15 janvier 1348, la reine était arrivée le 20 du même mois à Nice, où elle avait pris aussitôt la route d’Aix. » Elle reçut, dans cette dernière ville, dit son historien moderne, le traitement le plus extraordinaire que jamais souverain eut éprouvé de ses sujets. » 1
En effet, la reine y fut comme retenue prisonnière dans son palais comtal, pendant près de deux mois, par les principaux seigneurs de Provence 2 qui la comblaient néanmoins des plus grands témoignages d’attachement et de respect. Les Provençaux n’ignoraient pas qu’il était question d’un échange de la Provence avec d’autres terres que le roi de France, Philippe de Valois, aurait cédées à Jeanne, et ils savaient que Jean, duc de Normandie, fils de Philippe, était venu à Avignon pour disposer le Pape à faire consentir la reine à cet échange. Les Provençaux ne doutaient pas que le voyage de cette princesse à Avignon n’eût pour but de consommer ce projet, et, plus fidèles que soumis, ils ne voulaient point cesser d’avoir Jeanne pour souveraine ; ils redoutaient surtout d’appartenir à la France, et pour que la reine fût toujours leur maîtresse, ils la firent si étroitement prisonnière, qu’elle ne pouvait parler à personne, à aucun de ses domestiques, même les plus nécessaires, sans avoir des barons Provençaux pour témoins. Les députés des états, prosternés à ses pieds, lui juraient, au nom de la nation, une fidélité inviolable, et ils ouvraient devant elle les lettres qu’elle écrivait, soit à son mari pour le conjurer de la joindre, soit au pape pour se plaindre. Ils l’assuraient avec le respect le plus profond, que son époux ne paraîtrait jamais devant ses yeux, que ses fidèles sujets de Provence ne fussent bien sûrs qu’elle ne voulait plus cesser d’être leur très gracieuse souveraine.
Louis de Tarente, second mari de Jeanne, était cependant arrivé à Avignon par Aigues-Mortes, où il avait débarqué, et ne cessait de solliciter vainement la liberté de son épouse. Mais le duc de Normandie s’étant désisté de ses prétentions moyennant vingt mille florins que le pape lui donna, et la reine s’étant engagée avec serment, le 17 et le 19 février, envers les barons de Provence et les syndics de la ville d’Aix, 3 à ne nommer que des personnes du pays aux emplois civils et militaires, et à ne jamais aliéner en tout ou en partie le comté de Provence, de quelque état et condition que fût l’acquéreur; elle obtint enfin sa liberté. Ce ne fut toutefois qu’après avoir vu le bref de Clément VI, qui se rendait caution de la parole royale de Jeanne, que les Provençaux la laissèrent aller en protestant toujours de leur fidélité et de leur zèle. La reine arriva, le 15 mars, à Avignon, y plaida sa cause devant le pape et les cardinaux, et finit par vendre la ville d’Avignon à Clément VI, le 12 juin suivant , au prix de 80,000 florins d’or, après quoi elle repassa à Naples que le roi de Hongrie avait abandonné et où les vœux de ses sujets la rappelaient.
C’est pendant le cours de ces négociations que la peste s’introduisit en Provence où elle dura plus de sept mois. Elle fit d’affreux ravages à Aix, notamment dans une rue voisine du palais des comtes de Provence et de la demeure des Templiers, nommée alors du Puy de la Cavalerie, et qu’on a appelée depuis la rue Riffe-Raffe d’où s’est formé insensiblement le nom de Rifle-Rafle. 4 On ne doute pas qu’il ne lui ait été donné parce que cette peste de 1348 en enleva tous les habitants, et que son nom ne dérive du verbe Rieflare qui, dans le moyen-âge, signifiait dérober, spolier, enlever par force, etc. 5 C’était le sentiment du respectable auteur de nos jours qui était né dans cette rue le 29 mai 1720, et sur lequel on nous permettra de dire quelques mots.
M. Jean-Baptiste Roux, était fils d’un honorable magistrat 6 que la mort enleva à sa famille peu d’années après, et il demeura pendant près d’un demi siècle sous la tutelle et la dépendance de sa mère. Celle-ci, accoutumée dès son bas-âge à vivre dans l’aisance, ne sut pas se résigner aux privations que lui imposait la perte d’une bonne partie de sa fortune occasionnée par le système de Law, et dans quarante-deux ans de veuvage elle acheva de dissiper presque entièrement l’héritage de ses père et mère dont elle était fille unique, et celui de son mari qui l’avait instituée son héritière universelle.
M. Roux avait été reçu avocat au parlement en 1742 ; mais une excessive timidité qu’il ne put jamais vaincre, l’empêcha de paraître au barreau, et lorsqu’à la mort de sa mère arrivée en 1768, il se trouva réduit à une fortune très médiocre, il sollicita une place de secrétaire-greffier de l’Hôtel-de-Ville et de la viguerie d’Aix, dans laquelle il fut reçu au mois de décembre 1773. Déjà il avait mis en ordre en 1761, les archives de la ville dont il dressa un inventaire précieux, en un vol. in-f°., conservé dans ces archives sous le nom de Livre-Roux, auquel se rattachent quatre autres volumes in-f°, intitulés Dictionnaire des Délibérations, etc., où se trouvent analysés par ordre alphabétique et des matières, tous les titres et papiers de l’Hôtel-de-ville, les délibérations importantes, etc.; 7 rien de plus instructif que ce dictionnaire, dit un de ses successeurs dans le même emploi. 8 Cet ouvrage du citoyen Roux est un phare instructif qui guide les administrateurs dans la marche de l’administration. Il leur donne une prompte connaissance du travail de leurs prédécesseurs et leur indique la route qu’il leur reste à tenir.
Il a sans doute fallu au citoyen Roux beaucoup de connaissances, beaucoup de soins et beaucoup de bonne volonté, pour tirer du chaos des archives tous les titres et papiers qui y étaient déposés sans ordre et dans la plus grande confusion. Il a surmonté les dégoûts qui naissent d’un pareil arrangement; il a tout analysé et mis de la clarté partout ; mais il a cessé son ouvrage en 1788, c’est-à-dire vers l’époque de la révolution française, et il est à regretter que sa mort l’ait empêché de continuer un travail aussi précieux dans un temps où ses lumières eussent été, pour les administrateurs de la commune, de la plus grande utilité.
Dès son entrée en fonctions, en 1773, M. Roux consigna dans un registre particulièrement destiné à son usage et que nous conservons, des Mémoires pour servir au cérémonial de la ville, etc., que nous avons déjà eu l’occasion de citer, 9 et qu’il continua jusqu’au 21 février 1790, jour de l’anéantissement total de l’ancienne administration consulaire et de l’installation du maire, des officiers municipaux et des notables créés par les nouvelles lois. Mais son principal ouvrage est un Tableau chronologique des syndics particuliers, appelés ensuite syndics et assesseurs annuels et depuis 1497, consuls et assesseurs de la ville d’Aix, capitale de la Provence, avec les faits les plus mémorables et les règlements les plus importants de chaque consulat. Cet ouvrage, que nous possédons en original et dont l’exécution lui avait été confiée par MM. les consuls et assesseur, atteste son amour pour le pays et sa connaissance approfondie du droit public et de l’histoire de la Provence et de la ville d’Aix en particulier. Il eût été livré à l’impression aux frais de la ville, si la révolution de 1789, en changeant la forme de notre administration municipale, n’eût fait abandonner ce projet. Après un exposé rapide des événements arrivés dans Aix depuis Sextius jusqu’à la domination des comtes catalans, l’auteur rappelle, en forme d’annales, ainsi que le titre du livre l’annonce, les faits les plus mémorables et les règlements les plus importants de chaque consulat, depuis l’an 1250 jusqu’en 1786 inclusivement. La narration est concise et le style en est simple, comme il convient à ce genre d’ouvrage ; aussi pensons-nous que la publication 10 en eût été utile et agréable. M. Roux s’était marié en 1775 11 et mourut en 1795, comme nous le dirons plus bas. 12
Aux XIVe et XVe siècles, les Boutaric, les Littera, les Pigono et quelques autres familles nobles dont les noms reviennent si souvent dans nos fastes consulaires de cette époque, habitaient la rue Rifle-Rafle. André Boutaric. chanoine de Saint-Sauveur, fut député, en 1416, au concile de Constance; puis nommé par le pape Eugène IV, nonce apostolique dans les provinces d’Arles, d’Aix et d’Embrun. Il était chanoine de Marseille, lorsqu’à la mort de Paul de Sade, évêque de cette ville, arrivée le dernier février 1433 (v. st.), le chapitre fît choix de lui pour le remplacer; mais il jouit peu de temps de l’épiscopat, étant mort au mois de septembre suivant. 13
Aux XVe et XVIe siècles, les Gerente ou Jarente habitaient aussi la rue Rifle-Rafle. Guigonet Jarente, maître-rational dès l’an 1380 et l’un des plus chauds partisans de la seconde maison d’Anjou, après la mort de la reine Jeanne dont nous avons parlé naguère, est le plus ancien de cette famille qui vint s’établir à Aix où il fit rebâtir, à ses frais, l’église paroissiale de Sainte-Magdelaine, détruite au commencement de la révolution, 14 et où il fut enterré en 1401. Parmi ses descendants nous citerons particulièrement, comme étant natifs d’Aix : Jean de Jarente, baron de Seins, seigneur de Vauvenargues et du Tholonet, que Charles III d’Anjou, comte de Provence, neveu et successeur du roi René, députa, en 1480, vers le pape Sixte IV, pour lui demander l’investiture du royaume de Naples ; Balthazar, grand président de la chambre des comptes et premier maître-rational en 1515, successivement évêque de Vence en 1551, puis de Saint-Flour, d’où il passa à l’archevêché d’Embrun en 1551, mort en 1555 ; Nicolas, frère et cousin du précédent, auquel il succéda en 1541, sur le siége épiscopal de Vence ; enfin, un autre Balthazar de Jarente, baron de Sénas, seigneur du Tholonet, l’un des chefs des calvinistes en Provence pendant les guerres de religion, que Charles IX décora néanmoins de l’ordre de Saint-Michel, est le dernier de sa famille que nous trouvons avoir habite la rue Rifle-Rafle en 1588. 15 Cette rue décrivait une ligne courbe avant la démolition du couvent de Sainte-Claire dont elle occupe aujourd’hui une partie du jardin, et traversait une portion du terrain où sont les prisons actuelles, avant la construction de celles-ci.
1 Histoire de Jeanne 1ere, reine de Naples, comtesse de Piémont, de Provence et de Forcalquier, par M. Mignot, conseiller-clerc au grand conseil, la Haye (Paris), 1764, in-12, pag. 155 et suiv. – Voyez, d’ailleurs, tous les historiens de Provence. Retour
2 Les quatre premiers seigneurs mentionnés dans les chartes que nous allons indiquer, sont : Raymond d’Agoult, seigneur de Sault ; Boniface de Castellane, seigneur de Foz ; Isnard de Pontevès, seigneur de Pontevès; et Raymond de Vintimille, seigneur de la Verdière. Retour
3 Charte du 17 février 1348. – Voyez Papon, Histoire générale de Provence, tom. III, aux preuves, pag. 49, n0 43. -Autre du 19 février 1347 (1348 nouveau style). – Voyez les Remontrances de la noblesse au roy, etc., par Noël Gailhard, pag. 66 ; les Recherches historiques concernant les droits du pape sur la ville et l’état d’Avignon, aux preuves, pag. 92, n°10; et le Mémoire du procureur général au parlement de Provence (M. de Monclar), servant à établir la souveraineté du roi sur la ville d’Avignon et le comtat Venaissin, seconde partie, aux preuves, pag. 57, n° 10. – Dans l’une et l’autre de ces chartes, sont nommés les barons Provençaux présents, dont nous avons cité les quatre premiers à la note précédente; les syndics d’Aix (ou consuls, magistrats municipaux), qui étaient alors Mitre Bérenger (de la Ville des Tours), Bernard Thomas et Pierre Mensure; enfin divers habitants d’Aix, tels que Jean de Cario, jurisconsulte et avocat du conseil de ville, noble Hugues Monachi, Barthélemy de Grossis, Pierre Vincent, Aymeric de Samaria et Blacas de Pigono. Parmi les barons avait déjà figuré un Jacques Bérenger, chevalier. Retour
4 P-J. de Haitze dit, dans son manuscrit intitulé Aix ancien et moderne, que cette rue se divisait en deux branches et embrassait, en totalité, l’île de maisons où était située l’église de Sainte Catherine. Suivant lui, la branche qui se dirigeait à droite (ce qui forme aujourd’hui la rue Rifle-Rafle), s’appelait Rifle, tandis que la branche à gauche (qui était la rue de la Trésorerie, aujourd’hui la rue Peiresc) portait le nom de Rafle, ce qui conste, dit-il, par des actes du XVe siècle. Rien ne nous paraît moins prouvé que cette assertion. Retour
5 Ducange, Glossarium ad scriptores mediœ et infirnœ latinitatis. v° Rieflare. Retour
6 Jean-Joseph Roux, reçu avocat du roi au bureau des trésoriers de France de la généralité d’Aix, le 4 janvier 1715, mort le 15 septembre 1726, enterré, le lendemain, dans l’église des Dominicains, aujourd’hui paroisse Sainte Magdelaine, et dans la sépulture de ses pères, au centre de la chapelle de saint Pierre, martyr (actuellement de sainte Thérèse), la troisième en entrant dans la petite nef à droite de l’église. – Trois frères de son père (Raymond, dit la Borderie, écuyer de Louis-Joseph duc de Vendôme, gouverneur de Provence; Vincent, major du Fort-Louis, en Alsace ; et Balthazard, secrétaire ordinaire des commandements de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, femme de Louis XIV); ces trois frères, disons-nous, enfants de Melchior et de Christine d’Yse, avaient laissé à leur neveu, Jean-Joseph, quelque fortune qui ne tarda pas à s’évanouir lors du système de Law, qui ruina tant de familles et fut cause de l’élévation de bien d’autres. Retour
7 Voyez MM. Dubreuil, notice du livre des termes, en tête de ses Observations sur quelques coutumes et usages de Provence, Aix, Pontier, 1815, in-4°. – et Robert, Essai historique et médical sur les eaux de Sextius, Aix, Mouret, 1812, in-8°, pag. 42, note 1. Retour
8 Jean-François Rey, secrétaire-greffier de la municipalité d’Aix, pendant les années les plus orageuses de la révolution, de 1793 à 1802. La note que nous copions est écrite de sa main, au f° 10 v° du tom. 1er du Dictionnaire des délibérations, et signée par lui à la date du 15 ventôse, an un de la république française une et indivisible (5 mars 1795). Retour
9 Voyez ci-dessus, pag. 80, note 1, et pag. 158. Retour
10 Voyez l’Observateur provençal (journal qui parut à Aix en 1827, et dont il ne fut publié que trente-deux numéros, du 6 janvier au 28 avril), n° 14, du 21 février, pag. 3 et 4. Retour
11 Il épousa, le 2 mai 1775, Magdelaine-Gabrielle Alpheran, fille de François, ancien garde du corps du roi Louis XV, et d’Ursule Lyon de Saint-Ferréol. C’est pour nous conformer aux intentions de cette bonne et excellente mère que nous ajoutons, depuis cinquante ans, à notre nom le nom Alpheran. – Voyez l’ordonnance du roi Louis XVIII, du 20 septembre 1844, dans le Bulletin des lois, Ve série, n°42, pag. 253, n° 328. Retour
12 Voyez au second volume, rue Cardinale. Retour
13 Quoique les auteurs du Gallia christiana apportent quelques doutes sur la date et même sur la certitude de l’épiscopat de Boutaric, les preuves qu’en donne Mgr de Belzunce, au tome II, pag. 608 et suivantes, de son important ouvrage sur l’Antiquité de l’église de Marseille et la succession de ses évêques (3 vol. in.4°, Marseille, 1747), en sont si claires, si évidentes, qu’on ne comprend pas comment il a pu échapper aux recherches de ces savants auteurs. Retour
14 Voyez ci-dessous, rue de l’Ancienne-Magdelaine. Retour
15 Louis Sextius de Jarente-la-Bruyère, second fils de Charles-François-Victor de Jarente-la-Bruyère et se Marie-Thérèse de Jarente-Venelles, né à Marseille, le 30 septembre 1706, pendant que son père était premier consul d’Aix, fut amené dans cette ville pour y être baptisé à Saint-Sauveur, le 14 décembre suivant, et eut pour parrains les consuls qui, suivant l’usage, lui donnèrent le nom de Sextius. Il fut sacré évêque de Digne en 1747, et chargé de la feuille des bénéfices en 1757. Transféré à l’évêché d’Orléans l’années suivante, il fut fait commandeur de l’ordre du Saint-Esprit en 1762. Disgracié, en 1771, avec le duc de Choiseul qui l’avait fait parvenir à ce haut degré de fortune, il mourut à Orléans au mois d’avril 1788. Retour