Les Rues d’Aix – Rue des Tanneurs


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DES TANNEURS

E commerce de la tannerie était anciennement fort considérable dans Aix. On cite plusieurs familles très honorables qui y avaient fait leur fortune et qui depuis ont occupé des charges importantes dans la magistrature.
Les tanneurs habitèrent d’abord la rue actuelle de Magnan et quelques autres voisines. Ils passèrent plus tard dans celle dont nous parlons ici, lorsqu’elle devint la lice intérieure de la ville, lors du cinquième agrandissement. 1 On y en voyait encore un assez grand nombre à l’époque de la révolution. Depuis, ce commerce parait avoir cessé presque entièrement.
Angélique Ardoin, native d’Aix, fut mariée en cette ville, au mois de février 1629, à Esprit Adaoust, du lieu de Jouques, fils de Sauveur Adaoust, dit Bouscaud, alors hôte du logis de Négreaux, appartenant au seigneur de Mirabeau et de Beaumont sur les rivages de la Durance, où les époux furent s’établir aussitôt après leur mariage. Mais n’ayant pu vivre en bonne intelligence, ils se séparèrent et Angélique qui se trouvait enceinte se retira à Aix chez un nommé Bonfilhon, son oncle, demeurant à la rue des Tanneurs, où elle accoucha d’un fils qui mourut le même jour. Sauveur Adaoust son beau-père vint la chercher peu de temps après et la ramena dans sa maison ; mais la mésintelligence des époux continuant, ils se séparèrent de nouveau d’un commun accord et du consentement de leurs parents, au mois de novembre 1631.
Esprit Adaoust partit alors pour Paris où l’on dit qu’il arriva le 1er janvier suivant et qu’il fut reçu par trois amis de sa famille, MM. Annihal Thus, comme lui natif de Jouques, alors curé de la paroisse Saint-Barthélemy, Houlonne, chirurgien, natif de Peyrolles, et Giraudenc, bourgeois de Rians, qui se trouvaient à Paris à cette époque. Au mois de mars suivant, il fut atteint d’une maladie qui fut reconnue contagieuse. Le curé Thus le fit confesser, Houlonne le saigna à la cheville et Giraudenc lui tint la jambe pendant cette opération. On ajoute qu’il mourut deux jours après, ainsi que ces trois personnages l’écrivirent à la famille Adaoust. Celle-ci prit le deuil, de même qu’Angélique Ardoin, laquelle, au bout de cinq ans, épousa en secondes noces, Mathieu Pena, notaire dudit lieu de Jouques, dont elle eut plusieurs enfants.
Au mois de mai 1653, vingt-un ans après la mort d’Esprit Adaoust, le régiment de Vendôme qui se trouvait en Provence, fut cantonné à Beaumont, non loin de Jouques. La nommée Françoise Adaoust, femme de Jean Rouvière, fut frappée de quelque ressemblance qu’elle crut exister entre un soldat de ce régiment et ledit Esprit Adaoust, son cousin germain. Elle interroge le soldat, le presse et lui fait avouer enfin qu’il est véritablement cet Esprit Adaoust qu’on avait fait passer pour mort. Le bruit de cet événement se répand aussitôt dans le pays et dans tous les lieux environnants. Le vieux Sauveur Adaoust accourt de Jouques à Beaumont et reconnaît le fils qu’il pleurait depuis si longtemps. Celui-ci raconte l’histoire de sa vie passée. Au sortir d’Aix, en 1651, et résolu, dit-il, à ne jamais reparaître dans son pays, du moins sous le nom d’Adaoust, il avait pris à Avignon la route de Gap et d’Embrun où il avait séjourné pendant sept ou huit mois. Il était ensuite allé à Paris ou il était resté au-delà d’un an ; y étant tombé malade et ne recevant aucune nouvelle de sa famille, attendu sans doute que ses lettres étaient interceptées, il avait épuisé toutes ses ressources, et le besoin d’argent l’avait contraint de s’enrôler dans les chevau-légers du duc d’Orléans. Il avait fait avec ce corps diverses campagnes en Allemagne, en Flandre et en Piémont ; il était revenu en Provence et y avait assisté à la reprise des îles Sainte-Marguerite sur les Espagnols. 2 Il avait ensuite passé à Naples avec le duc de Guise. Fait prisonnier en même temps que ce prince, on l’avait conduit en Espagne où il était demeuré, ainsi que lui, pendant cinq ans. Retourné en France, il était entré dans le régiment de Montbrun et s’était trouvé avec lui à la Journée du Val, en Provence, où les troupes du Parlement avaient été battues par celles du comte d’Alais, gouverneur de cette province, au mois de juin 1649. 3 Son régiment ayant été envoyé peu après à Saint-Giniez, dans les environs de Sisteron, il avait été commis, avec le nommé Mounier ou Moynier, pour faire transporter les bagages, et ils avaient enlevé de vive force une jument qui depuis avait été volée par d’autres soldats. Passant peu de temps après sur le pont de Sisteron, quelques habitants de Saint-Giniez, et notamment, Antoine Bougerel, notaire dudit lieu, l’avaient reconnu, l’avaient arrêté comme coupable du vol de la jument, et l’avaient conduit dans les prisons de Sisteron. Craignant de faire tort à sa famille s’il paraissait sous le nom d’Adaoust, il avait pris alors celui de Jean Mounier, appartenant à son camarade, qui avait eu le bonheur de s’évader. Le lieutenant criminel l’avait condamné, sous ce nom de Mounier, au carcan pendant deux heures et au bannissement du ressort de la sénéchaussée de Sisteron. Il avait servi depuis dans divers corps et s’était trouvé au siège de Roses, en Catalogne. Enfin, il était rentré en Provence avec le régiment de Vendôme, qui avait pris son logement à Beaumont, où sa cousine, Françoise Adaoust, l’avait reconnu.
Antoine Adaoust, frère d’Esprit, étant accouru aussi à Beaumont pour voir le soldat, fut moins crédule que Sauveur Adaoust son père. Il ne vit qu’un imposteur dans celui qui se disait son frère, et protesta hautement contre cette supposition. Il est vrai que l’apparition de ce frère, privait Antoine Adaoust de la majeure partie de la succession de leur père commun, puisqu’il lui aurait fallu désemparer la donation qui avait été faite à Esprit Adaoust, lors de son mariage avec Angélique Ardoin. Furieux ainsi que Mathieu Péna second mari d’Angélique, on prétend qu’ils subornèrent, l’un et l’autre, à prix d’argent, des assassins chargés de les débarrasser de ce nouveau venu. Mais diverses tentatives faites par ceux-ci contre lui, furent heureusement détournées par les habitants du lieu. C’est alors que Sauveur Adaoust, craignant les suites terribles de ces tentatives, rétracta devant notaire la reconnaissance qu’il avait
faite d’abord, par une nouvelle déclaration portant que le soldat, loin d’être son fils, n’était qu’un imposteur et qu’il le désavouait. Néanmoins il lui fit remettre secrètement quelque argent et lui fit dire de se rendre à Aix, pour consulter le célèbre jurisconsulte Scipion Dupérier. On assure même qu’il versa des larmes amères, en disant qu’il lui fallait perdre un de ses fils pour conserver tous les autres.
Cependant le soldat était venu à Aix. Péna qui le guettait, le saisit au collet, sur la place des Prêcheurs, et le conduisit aux prisons où il fut écroué, sur la plainte dudit Péna, appuyée de celle de la famille Adaoust. C’était au mois de juin 1653, à l’époque de la foire de la Fête-dieu. Des habitants de Saint-Giniez qui se trouvaient à Aix, furent appelés et reconnurent dans le soldat le véritable Jean Mounier dit Mauvans, leur compatriote, le moine qui avait été condamné au carcan et au bannissement par le lieutenant criminel de Sisteron. Le prisonnier se crut perdu alors et fut conseillé d’avouer qu’il était ce Jean Mounier. Il fut condamné aux galères pendant dix ans, par le lieutenant criminel d’Aix, comme convaincu de faux et de supposition de nom. Mais sur son appel le parlement réduisit la peine à celle du fouet et à cinq ans de galères, par arrêt du 29 juillet de la même année.
Pendant que ce malheureux subissait sa condamnation, Sauveur Adaoust et Antoine Adaoust, son fils, moururent, ainsi que Mathieu Péna, et il fut dit que les deux premiers avaient témoigné à leur lit de mort les plus vifs regrets de leur conduite envers leur fils et leur frère. En effet, le soldat étant sorti du bagne, reprit publiquement le nom d’Adaoust, et impétra des lettres-royaux de requête civile envers l’arrêt qui l’avait frappé. Les trois enfants d’Antoine Adaoust, la sœur et le beau-frère de ce dernier, et Angélique Ardoin s’opposèrent à cette nouvelle prétention qui fut débattue de part et d’autre par deux fameux avocats de cette ville, MM. Peissonnel et Courtez, dans des mémoires imprimés, que nous avons sous les yeux. Il serait trop long de les analyser ici ; mais nous pouvons assurer que ce procès mériterait de figurer parmi les causes célèbres, à côté de ceux de Martin Guerre, du faux Caille et antres qui n’offrent pas plus que celui-ci cette foule de circonstances vraies ou supposées, cette incertitude du pour ou du contre qui piquent si vivement la curiosité des lecteurs. M. Peissonnel fit d’incroyables efforts pour faire triompher la cause de son client. Il en fit trop peut-être……. Avec vos subtilités, vous le ferez pendre, lui disait Scipion Dupérier, et c’est ce qui arriva.
Par arrêt du parlement, du 22 avril 1664, la grand’chambre et la Tournelle réunies, Jean Moynier, dit Mauvans, atteint et convaincu des cas et crimes de faux, imposture et supposition de nom, avec récidive, à lui imposés, fut condamné à faire amende honorable et à être pendu ; ce qui fut exécuté le lendemain, sur la place des Prêcheurs. 4

1 La petite rue Isolette, située le long de la partie inférieure de celle des Tanneurs où elle va aboutir, n’a eu, pendant longtemps, aucun nom particulier pour la distinguer. Ce n’est que depuis cent cinquante ou cent soixante ans qu’elle a pris celui d’un de ses habitants, Jean Isolette, qui y exerçait la chirurgie vers la fin du XVIIe siècle, ainsi que l’attestent les registres de la paroisse de Saint-Jérôme du Saint-Esprit. Retour

2 En 1637. Retour

3 Voyez ci-dessus, pag. 56 et 57. Retour

4 Lorsque nous publiâmes cette histoire du faux Adaoust dans le Mémorial d’Aix du 2 novembre 1839, nous en adressâmes un exemplaire à feu M. Thus, alors notaire à Jouques, et notre ancien condisciple au collége Royal-Bourbon d’Aix, avant la révolution. M. Thus vint nous remercier quelques jours après et nous dit qu’il conservait chez lui, à Jouques, le portrait d’Angélique Ardoin, qui était, selon lui, une très belle personne.  » Le plus curieux de l’affaire, ajouta-t-il, est que le malheureux qui se fit pendre, était le véritable Adaoust, et n’était nullement un imposteur. Suivant la tradition de ma famille, alliée aux Péna, si Esprit Adaoust eût voulu renoncer à ses prétentions et se contenter du sort que lui offraient les familles Adaoust et Péna pour le reste de ses jours, il eût sauvé sa vie ; mais il s’entêta et il fut sacrifié au repos de ces familles, principalement à celui des enfants du second lit de sa femme, laquelle avait passé de bonne foi à de secondes nôces.  » Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde ! Retour