Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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PETITE-RUE-SAINT-JEAN
RÉS anciennement la Petite-Rue-Saint-Jean était une des plus belles rues de la ville comtale. On peut en juger par le peu qui reste de celles qui avoisinaient le palais de nos souverains, et les personnes qui, comme nous, ont encore vu cet antique édifice environné de rues si tortueuses et si étroites, en ont pu faire la comparaison. Mais lorsqu’en 1461, le bon roi René fit enclore dans la ville le couvent et l’église des Prêcheurs, la place qui porte encore aujourd’hui le nom de ces religieux devint ce qu’elle a été pendant deux cents ans, la plus belle promenade d’Aix au levant du palais comtal, et nos pères durent trouver que rien ne pouvait égaler cette magnificence. De grandes et belles maisons s’élevèrent à son entour et sur l’une des deux lignes de la Grande-Rue-Saint-Jean (actuellement dite du Pont-Moreau), 1 qui fut bâtie à la même époque et vers l’extrémité de laquelle on transféra la porte de la ville qui était auparavant en face de la Petite-Rue-Saint-Jean. C’est alors que celle-ci reçut l’épithète de petite, par opposition à la grande qui lui est parallèle.
La petite rue continua néanmoins d’être fort bien habitée ainsi que le témoignent quelques anciennes maisons qui existent encore sur sa ligne occidentale, car celles de la ligne opposée ouvrirent dès lors leur principale entrée sur la grande rue. Aux XVI et XVIIe siècles, les Coriolis, les Rolland de Reauville, les Joannis de Châteauneuf et les Joannis de la Brillane y avaient leur habitation, et ces derniers même y demeuraient encore au moment de la révolution. Les deux premières de ces familles possédaient les maisons les plus voisines du rempart, du côté du midi; car on sait que jusqu’au milieu du XVIe siècle la ville ne s’étendait pas au-delà, et que tout ce qui est situé en-deçà de la ligne septentrionale du Cours, c’est à dire les quartiers de Saint-Jean et d’Orbitelle, se trouvaient hors la ville. La maison des Reauville était au midi de celle qu’avait habitée le grand Palamède de Forbin et la fameuse comtesse de Sault, dont nous parlerons plus bas, 2 c’est à dire à l’extrémité de l’île qui sépare la Petite Rue Saint Jean de celle du Pont-Moreau ; c’est là qu’étaient nés, en 1577 et en 1580, Jean de Rolland de Reauville qui préféra le cloître à une fortune considérable que lui assurait sa qualité d’aîné, et qui se fit capucin, se distinguant par ses vertus et ses talents pour la prédication; et son fière cadet, Claude de Rolland, seigneur de Reauville, célèbre président à la cour des comptes, dont on peut voir l’éloge, ainsi que celui de Jean, dans le Dictionnaire des hommes illustres de Provence. 3 Ils moururent l’un et l’autre, à un mois d’intervalle, en l’année 1653.
La maison des Coriolis se trouvait du côté opposé, sur le sol des belles bâtisses actuellement comprises entre la rue Tournefort, la Petite rue saint jean et la Petite rue des carmes. Louis de Coriolis, dit la Jambe de Bois, à cause qu’étant jeune il avait perdu une jambe au service du roi et dont une des filles avait épousé le poète Malherbe, y était né en 1524. Conseiller, puis président au parlement d’Aix, il soutint avec autant d’intrépidité que de zèle les droits des rois Henri III et Henri IV contre les fureurs de la ligue, et se mit à la tête de cette partie du parlement qui, demeurée fidèle à la cause du bon Henri, sortit de la ville et alla tenir ses séances successivement à Pertuis, à Manosque et à Sisteron. Les Etats de cette partie de la province et son corps lui-même le demandèrent au roi en qualité de premier président. Mais le roi crut devoir lui préférer Artus de Prunier, sieur Saint-André, Dauphinois, et Coriolis se relira à Avignon, où il mourut au mois de juin 1660, à l’âge de soixante-seize ans.
Laurent de Coriolis, son fils, baron de Corbières et président au parlement, fut encore moins heureux que lui. La peste qui commença par faire tant de ravages à Digne, au mois de juin 1629, pénétra dans Aix en juillet et ne disparut entièrement qu’au milieu de l’année suivante. On assure qu’elle y enleva environ douze mille habitants, c’est-à-dire plus des deux tiers de la population. 4 Dès le mois d’octobre, le parlement se partagea en deux chambres, dont l’une ayant à sa tête le premier président Vincent-Anne de Forbin-Maynier, baron d’Oppède alla siéger à Pertuis, et l’autre à Salon, sous la présidence de Laurent de Coriolis. 5 Ce président eut la prétention d’aller de chez lui aux grandes audiences en robe rouge, ce qui indisposa d’Oppède retiré à Pertuis avec la grande chambre. Des contestations s’élevèrent de part et d’autre et les esprits s’aigrirent réciproquement jusqu’au retour des deux chambres à Aix, au mois d’août 1630. Mais tout ne finit pas là : les membres du parlement de Salon, pour se venger de ceux de Pertuis, accusèrent le premier président d’avoir sollicité l’établissement des élus. L’édit portant cet établissement et quelques autres contraires comme lui aux libertés et aux franchises de la province, avait été rendu pendant que la peste sévissait dans la ville d’Aix, à la sollicitation du cardinal de Richelieu, premier ministre, qui voulait perdre le duc de Guise, gouverneur de Provence, en le dépopularisant dans ce pays par la présentation de ces édits. Des troubles violents, que nous décrirons ailleurs, en furent la suite, tels que la révolte des cascaveoux, 6 l’émeute soulevée contre l’intendant d’Aubray et la dévastation du bois de la Barben. 7 Il nous suffira de dire ici que le président de Coriolis, accusé d’être l’un des principaux auteurs de tous ces excès, quoiqu’il fût déjà vieux et devenu aveugle, fut contraint, pour sauver sa vie, de s’expatrier et de se retirer à Barcelonne, où le besoin de subsister le força de donner des leçons de droit. Des commissaires du conseil du roi chargés de lui faire son procès, le condamnèrent, le 29 octobre 1632 à perdre la tête, et ordonnèrent que sa maison d’Aix serait rasée et tous ses biens confisqués. Il eut l’imprudence, quelques années plus lard, de rentrer en France, espérant se réfugier dans le Comtat où il eût été plus à portée de sa famille ; mais il fut enlevé sur la route et conduit prisonnier à la tour de Bouc où il finit ses jours dans le plus affreux dénuement. La grandeur d’âme qu’il déploya dans sa disgrâce fut supérieure aux hautes qualités qui l’avaient distingué jusqu’alors. On rapporte qu’un de ses neveux ayant obtenu la permission d’aller le voir et l’ayant trouvé enfermé dans une chétive chambre exposée aux vents et aux injures de l’air, n’ayant qu’une vieille caisse pour lui servir de chaise et de table, un verre dont le pied était de plâtre, et une paillasse, ne put s’empêcher de verser des larmes et de se plaindre de la dureté du cardinal de Richelieu, alors premier ministre. » Nous avons tort, mon neveu, lui répondit le président, de croire que le cardinal soit la cause de nos maux ; c’est un effet de notre amour-propre de rejeter sur autrui les maux qui viennent de nous. Nos péchés seuls en sont la cause, et le cardinal n’est que l’instrument dont Dieu se sert pour nous punir. Pour moi, je loue la Providence de m’avoir donné le moyen d’expier mes fautes passées, par les peines que j’endure. Elle me traite même avec douceur, car vous voyez que je suis a l’abri ; et quand je serais exposé aux injures de l’air ou réduit sur le fumier, j’aurais encore des grâces à lui rendre. »
Après la mort du cardinal de Richelieu et celle du président Laurent de Coriolis, le fils de ce dernier fut réintégré dans la charge dont son père avait été privé par suite de sa condamnation , et cette charge s’est perpétuée dans sa famille jusqu’en 1786, époque de la mort du dernier président de Coriolis, marquis d’Espinouse, le septième qui l’a possédée de père en fils. Un brevet du roi Louis XIV, du 31 mars 1645, autorisa même la reconstruction de sa maison qui avait été démolie, en vertu du jugement de condamnation de 1632 ; mais les Coriolis ne voulurent plus l’habiter. Ils vendirent le sol sur lequel furent élevées, lors de l’agrandissement de la ville qui eut lieu vers la même époque, les deux belles maisons qui bordent aujourd’hui la rue Tournefort au nord, et qui terminent l’île venant de la rue des Grands-Carmes. Celle qui fait le coin dans la Petite-Rue-Saint-Jean fut bâtie par Pierre de la Rouvière, célèbre médecin de ce temps-là, père d’Arnaud de la Rouvière, avocat distingué, né dans cette maison, le 29 juillet 1669, mort le 26 avril 1742, laissant plusieurs ouvrages de droit, imprimés et manuscrits qui jouissent d’une réputation méritée. Charles-Vincent de la Rouvière-d’Eyssautier, son neveu, né à Aix, le 21 janvier 1712, mort à Marseille au mois d’octobre 1795, conseiller à la sénéchaussée d’Aix, puis commissaire des guerres, chevalier de Saint-Louis, avait acquis aussi quelque réputation comme membre de l’académie de Béziers.
La maison qui joint immédiatement celle de la Rouvière, en avançant vers le Cours, dans la rue Tournefort, fut bâtie par la famille de Boisson, connue dans la magistrature depuis le milieu du XVe siècle et qui s’est éteinte de nos jours en la personne de M. Joseph-Amédée-Xavier de Boisson de la Salle, ancien conseiller au parlement, auteur d’un Essai sur l’histoire des comtes souverains de Provence, imprimé à Aix, en 1820, in-8°. – Le souvenir de cet homme de bien sera toujours cher aux personnes qui l’ont connu. Il était né en cette ville le 6 février 1755, et y mourut le 5 août 1823.
1 La ligne orientale de cette rue ne fut bordée alors que par le rempart au-delà duquel se trouvèrent les fossés de la ville. Ce rempart et ces fossés furent remplacés, à l’époque du septième agrandissement, en 1581 et années suivantes, par l’île de maisons que nous voyons actuellement entre la rue du Pont-Moreau et la rue Ganay. Retour
2 Voyez ci-après, rue du Pont-Moreau. Retour
3 Tom. II, pag. 162 et suiv.- Voici deux anecdotes qui n’y sont pas rapportées. Le président de Reauville s’opposant un jour à l’enregistrement d’un édit du roi, le premier président, de Seguiran, placé à côté de lui, s’emporta et lui donna un soufflet en pleine audience. Reauville lui présenta aussitôt l’autre joue, de quoi Séguiran fut si honteux qu’il se jeta à ses genoux pour lui demander pardon, et l’autre lui répondit qu’il l’avait déjà fait de bon cœur. Reauville ne manquait cependant pas de caractère, mais ce fut par esprit de religion qu’il se conduisit ainsi.- Une autre fois, cité à la Cour avec quelques autres conseillers qui refusaient aussi l’enregistrement d’un édit du roi, contraire aux privilèges de la province, il s’exprima dans le cabinet des ministres avec tant de force, de franchise et de liberté, que lorsqu’on l’entendait venir au bruit qu’il faisait avec un gros bâton sur lequel il s’appuyait pour avoir eu le bout du pied brûlé en touchant un boulet de canon, tandis qu’il était pag. du connétable de Montmorency, les ministres se disaient entre eux: » Voici ce président de Provence, expédions-le » promptement » ; et il finit par obtenir la révocation de l’édit. ( Lettres manuscrites de Decormis à Saurin ). Retour
4 On trouve dans les registres des délibérations du chapitre de Saint-Sauveur (reg. de 1626 à 1629, fol. 64 v° à 94 v°) une relation très curieuse de cette peste de 1629 et.1630, écrite par le chanoine Jean Nicolas de Mimata, alors administrateur du chapitre, qui se distingua par son ardeur à secourir les pestiférés. – Nous possédons une copie de cette relation, prise sur celle de la bibliothèque Méjanes. Ce vertueux ecclésiastique mourut le 14 avril 1667, et le chapitre conféra aussitôt son canonicat à Charles de Mimata, son frère, qui lui survécut jusqu’en 1692. C’est ce dernier qui fit construire à ses frais, dans l’église de Saint-Sauveur, la chapelle actuelle de Corpus Domini qui termine la nef du même nom. Retour
5 La cour des comptes, aides et finances se retira à Toulon ; les trésoriers-généraux de France à Pertuis, et la sénéchaussée à Trets. Retour
6 Voyez Place et porte de la Plate-Forme. Retour
7 Voyez rue du Séminaire. Retour