Les Rues d’Aix – Rue du pont


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DU PONT

E nom de cette rue, le seul qu’elle ait jamais porté, lui vient de ce que deux maisons situées en face l’une de l’autre avaient été réunies par un arceau placé en travers de la rue et qui avait la figure d’un pont. En entrant dans cette rue par celle de la Verrerie, la première maison qui se présente à gauche et qui a trois façades envisageant les rues du Pont, de l’Annonciade et de Magnan appartenait à la famille noble de Lalande, laquelle a donné un grand nombre de syndics, de consuls et d’assesseurs à la ville d’Aix, pendant les XV et XVIe siècles. Un Jean de Lalande, qui avait été élu deux fois assesseur, en 1468 et 1474, avait été maître ou instituteur de l’un des fils du roi René, ainsi que le témoigne son épitaphe placée sur son tombeau dans l’église des Cordeliers et que M. le président de Saint-Vincens avait copiée avant la destruction de cette église. Voici cette épitaphe :
Hic in pace quiescit bonae memoriae vir, gloria, flos, virtus urbis Aquensis, in illâ natus, institutus et laureatus doctor fuit egregius Johannes de Lalanda, Jacobis filius, magister reqis filii Johannis vivus, qui migravit in Domino sub principe reqe Renato, Anno MCCCCLXXVII mense maii ci die XXIII.
Pierre de Lalande, un de ses descendants, épousa, au mois de juin 1577, Françoise de Fabri-Calas, tante germaine du grand Peiresc. Il mourut subitement le lendemain de ses noces et sa veuve se remaria quelques mois après avec le consentement de sa belle-mère et de ses belles-sœurs. Frère Jean de Lalande, son oncle, chevalier de Malte, commandeur d’Aix et de Jales, fut le dernier mâle de cette famille. Il était lieutenant et vicaire-général du grand prieur de Saint-Gilles en 1591.
En poursuivant dans cette rue pour aller à celle des Cordeliers, on trouve à droite un cul-de-sac 1 le long d’une maison qui appartenait, il y a trois siècles, à la famille Audiffret dont les armes se voient encore dans le vestibule, et un peu plus bas, la maison de la famille Gibert qui a fait tant d’honneur à la ville d’Aix, par les personnages de mérite qu’elle a produits :
Pierre Gibert, savant théologien et canoniste, né à Aix, le 5 octobre 1660, mort à Paris, en 1736 ; Balthazar Gibert, son cousin, né à Aix, le 17 janvier 1662, célèbre professeur d’éloquence, recteur de l’université de Paris mort en 1741 ; et Joseph-Balthazar Gibert, neveu de ce dernier, né à Aix, le 17 février 1711, membre de l’académie des inscriptions et belles-lettres, secrétaire-général de la librairie, et des ducs et pairs de France, mort à Paris, en 1772. Les ouvrages de ces trois savants sont trop connus pour que nous en parlions ici ; on en trouve d’ailleurs le catalogue dans toutes les biographies. 2
Joseph-Balthazar eut pour fils N. . . . . Gibert Desmolières, né à Paris, et député de cette ville au conseil des Cinq-Cents, en l’an V (1797). Son royalisme prononcé le fit proscrire à l’époque du 18 fructidor, et il fut déporté à Sinamary où il mourut en fort peu de temps.
Dans la soirée du 27 janvier 1812, nous vîmes dans les prisons d’Aix, 1’un des derniers rejetons de cette honorable famille. Sur quelques indications incertaines il nous avait fait prier d’aller le voir, croyant qu’il existait quelque parenté entre nous. Il nous apprit qu’il s’appelait Michel-Henri Gibert, ancien Procureur du roi à l’élection de Saumur, en Anjou. Lors des premiers troubles de la Vendée, il avait pris parti dans l’armée Catholique et royaliste sous les ordres du général Stofflet qui lui avait conféré le grade de lieutenant-colonel, et il avait combattu pendant plusieurs années contre les bleus. A l’époque de la pacification de la Vendée, il avait été excepté de l’amnistie, et le premier consul Bonaparte, l’avait envoyé comme prisonnier d’Etat aux îles de Sainte-Marguerite, où il était demeuré pendant dix ans.
La gendarmerie le reconduisait à Paris de brigade en brigade, comme un malfaiteur, lorsque nous le vîmes, et il ignorait le sort qui lui était réservé. Il ne coucha qu’une nuit à Aix et repartit le lendemain au point du jour. Dans le courant de quelques heures que nous passâmes ensemble à la conciergerie, nous nous entretîmes de son oncle et de ses grands oncles qui ont illustré notre ville; de son cousin Gibert Desmolières; de M. Etienne Michel Gibert, son père, natif d’Aix, frère de Joseph Balthazar. Il nous apprit qu’Etienne Michel était mort procureur du roi à Saumur, et que le recteur de l’université de Paris avait attiré dans la capitale ses deux neveux, devenus orphelins, à la mort de leur père, mort à Aix de la peste, en 1720. Enfin il s’établit une telle confiance entre nous, que nous parlâmes politique et fûmes bientôt convaincus que nous partagions l’un et l’autre au fond du cœur, les mêmes opinions.
Près de quinze ans s’écoulèrent ensuite, sans que nous eussions pu nous procurer des nouvelles de ce galant homme lorsque le hasard nous en donna . Il ne nous avait cependant point oublié, mais il ignorait ce que nous pouvions être devenu. Une petite succession qui lui était obvenue, l’obligea de rechercher quelques titres à Aix. C’est alors qu il nous apprit qu’étant encore resté plus de deux ans dans les prisons de Paris, il avait enfin été mis en liberté par l’empereur de Russie Alexandre lorsque ce monarque avait fait relâcher tous les prisonniers d’Etat, au mois d’avril 1814. Madame de Montboissier, fille de l’illustre M. de Malesherbes, l’un des défenseurs de Louis XVI, l’avait ensuite recommandé à Louis XVIII, et l’avait fait nommer gentilhomme-servant dans la maison du roi. Son grade de lieutenant-colonel lui avait été conservé et il avait obtenu la croix de Saint-Louis, en récompense de ses services et de ses souffrances. Quoiqu’il lût âgé de 76 ans, lorsqu’il nous écrivait, il courait tous les jours les rues de Paris, à pied , comme pour se dédommager, nous disait-il, de sa longue captivité. Ce loyal et franc royaliste mourut à Paris, le 2 janvier 1831, avec le regret sans doute, d’avoir vu s’écrouler encore une fois le trône des Bourbons. Il laissait un frère cadet qui lui survécut jusqu’au 8 février de la même année 1831, et en qui cette famille s’est éteinte. Celui-ci a légué à la ville d’Aix les portraits du canoniste Gibert, du recteur de l’université et de l’académicien du même nom ; portraits qu’on voit actuellement dans une des salles de la bibliothèque Méjanes, à l’Hôtel-de-Ville.
A peu près en face de la maison des Gibert, est celle qu’occupait M. Pierre Mollet de Barbebelle, dernier consul d’Aix en 1785 et 1786. Ce vertueux citoyen, proscrit sous Robespierre comme la plupart des honnêtes gens, crut pouvoir se tenir caché dans son domicile, au lieu de prendre la fuite. Découvert par les sans-culottes qui étaient à sa poursuite, le 11 mars 1794, et certain de périr peu de jours après sur l’échafaud révolutionnaire, il se donna la mort aussitôt en se brûlant la cervelle avec un pistolet qu’il portait sur lui. On peut donc le compter parmi les nombreuses victimes de la révolution à cette malheureuse époque.
Le lecteur voudra bien se rappeler que la partie de la rue actuelle des Marseillais, qui traverse entre celle du Pont et de la Verrerie, s’appelait, avant 1811, la rue Saint-Christophe. 3 Ce nom lui venait d’une statue de ce saint, qu’on voyait anciennement sur le coin d’une maison appartenant aux Fregier au commencement du siècle dernier, d’où M. de Haitze donne à cette rue le nom de rue Fregier.

1 Ce cul-de-sac ou impasse est appelé le Puits d’Anterre (lou pous d’Anterro), dans les vieux titres à cause d’un puits public qui s’y trouvait aux XIV et XVe siècles, dans la maison d’une famille Anterre qui avait là sa demeure. Retour

2 Voyez notamment la Biographie universelle de Michaud tome XVII, pag. 317 à 324. Retour

3 Voyez ci-dessus, pag. 64. Retour