Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DE SUFFREN
ES aïeux de l’illustre bailli de Suffren ont donné leur nom à cette rue qu’ils ont habitée pendant longtemps, soit à la fin du XVe siècle, soit dans le suivant. Les Suffren étaient originaires de Salon, et étaient entrés en 1568 au parlement d’Aix, auquel ils avaient fourni successivement six conseillers jusqu’au grand-père du bailli, mort doyen de cette cour souveraine en 1737. Les derniers avaient quitté la demeure dont nous parlons, pour se loger sur le Cours, et leur hôtel appartient aujourd’hui à M. le marquis de Forbin-d’Oppède. C’est dans cet hôtel que serait né, suivant toutes les apparences, comme fils d’habitants d’Aix, Pierre-André de Suffren-Saint-Tropez, 1 vice-amiral de France, chevalier commandeur des ordres du roi, grand’croix de l’ordre de Malte, etc., l’un des plus grands hommes de mer dont la France s’honore, si sa mère n’eût accouché de lui au château de Saint-Cannat, près de cette ville, le 17 juillet 1729 et non en 1726, comme il est dit par erreur dans le Dictionnaire des hommes illustres de Provence 2 et dans la Biographie universelle de Michaud. 3 Paul de Suffren, son père, seigneur de Saint-Tropez, de Richebois et de la Molle, marquis de Saint-Cannat, etc., avait été premier consul d’Aix, procureur du pays de Provence en 1725, comme le fut, en 1779 et 1780, Joseph Jean-Baptiste, frère du bailli. La ville d’Aix peut donc s’énorgueillir de ce grand homme, bien plus que la ville de Salon, où on lui a érigé une statue et où il existe encore une branche collatérale de cette famille. Celle d’Aix, ayant obtenu la pairie sous Louis XVIII, est éteinte depuis lors.
Avant de prendre le nom de Suffren, la rue dont nous parlons portait celui de Monfuron à cause de la famille des Garnier, seigneurs de Monfuron, qui y avait fait aussi sa demeure dans le XVIe siècle. Jean Nicolas Garnier de Monfuron, abbé de Valsainte, était né dans cette rue en 1580 environ. 4 Poète aimable et facile, il serait plus estimé qu’il ne l’est, s’il se fût plus conformé dans ses vers aux exigences de son état. Des poésies tendres et langoureuses convenaient peu à un ecclésiastique, aussi l’abbé Goujet, 5 en louant ses talents, blâme-t-il sévèrement l’usage qu’il en fit. Monfuron eut néanmoins des succès à la cour où on le regardait comme un digne disciple de Malherbe. Il mourut à Aix en 1640, après avoir fait imprimer dans la même ville 6 le recueil de ses vers dont la plupart avaient déjà paru en feuilles volantes ou dans les recueils du temps. Sa branche s’éteignit en 1688 ; mais une branche cadette a subsisté en mâles jusqu’en 1796.
Le chef de celle-ci habitait, au commencement du dernier siècle, sa terre de St-A…, à quelques lieues d’Aix. Il avait une nombreuse famille et destinait deux de ses fils à l’ordre de Malte. Le plus âgé des deux ayant atteint sa douzième ou treizième année, fut envoyé à Malte où il était attendu en qualité de pag. du grand-maître. En entrant dans la cour du palais de ce prince, le premier objet qu’il aperçoit est une autruche. Le pauvre enfant n’avait jamais vu que les oiseaux de la basse cour de son père. Plein d’admiration il s’écrie dans son patois provençal : Ô! lou beou dindas ! 7 Grands éclats de rire de la part des assistants, et le sobriquet ou surnom de Dindas lui est appliqué à l’instant même, pour ne plus le quitter de ses jours.
Quelques années plus tard, l’autre frère est pareillement envoyé à Malte. Les recommandations les plus précises lui sont faites par ses père et mère, de ne pas prendre les autruches pour des dindons et surtout de parler français comme doit le faire un jeune homme bien élevé. Cette fois c’est un singe que l’enfant remarque en entrant dans le palais du grand-maître. – Voilà une belle autruche, dit-il, – et le surnom de l’Autruche, qui lui est donné sur le champ, l’accompagne jusqu’à sa mort. Tous deux ont été depuis officiers de marine, pleins d’honneur et de courage, et loin de se fâcher de ces sobriquets par lesquels leurs camarades les désignaient le plus souvent, ils avaient d’en rire et d’en attribuer l’origine au peu d’éducation qu’ils avaient reçu dans leur château.
1 Nous possédons, parmi nos manuscrits, l’original sur parchemin de ses preuves de noblesse faites pour sa réception dans l’ordre du Saint-Esprit, le 23 mai 1784, pardevant MM. Philippe de Noailles, duc de Mouchy, maréchal de France, etc., et le comte de Vintimille, chevaliers commandeurs du même ordre. Retour
2 Tom. II, pag. 512, où on le fait naître le 17 juillet 1726. Retour
3 Tom. XLIV, pag. 156, où on le dit né le 13 juillet 1726. L’auteur de cet article de la Biographie universelle, M. Hennequin, avait publié, en 1824, in-8° de 248 pag., imp. de Rignoux, à Paris, un Essai historique sur la vie et les campagnes du bailli de Suffren, où la même erreur est consacrée. On y donne aussi pour père du bailli, un Laurent-Pierre de Suffren qui n’a jamais existé. Notre observation n’empêchera certainement pas qu’on ne dise à jamais que Pierre-André était né en 1726 et était fils de Laurent-Pierre, parce qu’à Paris on sait ces choses là beaucoup mieux qu’à Aix. Nous tenons cependant à noter ici qu’il était né le 17 juillet 1729 et que son père s’appelait Paul, ainsi que nous l’avons vérifié sur le registre de la paroisse de Saint-Cannat et qu’il est rappelé dans les preuves de noblesse d’ont nous parlons ci-dessus à la note 1. (Tout ceci soit dit sans offenser qui que ce soit). Retour
4 On trouve dans les registres de la paroisse Sainte-Magdelaine Aix, les actes de baptême de ses frètes et d’une sœur nés, comme lui, de Marc-Antoine de Garnier, seigneur de Monfuron conseiller en la cour des comptes, et de Claire d’Esmenjaud de Barras, aux années 1575, 1577, 1579 et 1584 ; mais le sien ne s’y trouve pas, soit parce que le feuillet où il pouvait être inscrit est égaré soit parce Jean Nicolas serait né hors d’Aix pendant la grande peste qui désola cette ville en 1580. C’est ainsi que Peiresc naquit, cette année là, à Belgencier de père et mère nés, et domiciliés à Aix et que la peste obligea de sortir de cette ville. Retour
5 Bibliothèque française, tom. XV, pag. 291 et suiv. Retour
6 Recueil des vers de M. de Monfuron, abbé de Valsainte ; Aix, Estienne David, 1632, in-8°, aujourd’hui assez rare. Retour
7 O ! le beau dindon ! Retour