Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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PORTE BELLEGARDE
A première construction de cette porte date du commencement du XVe siècle. Une tour, qui fut élevée tout auprès pour en défendre l’entrée et qu’on appela la Tour de Bellegarde, donna insensiblement son nom à tout le quartier, et fit oublier peu à peu le nom de Naurabet qu’il portait auparavant. Elle fut abattue en 1648, lorsqu’on recula la porte de quelques toises au-delà de l’ancienne, et la tour qui fut construite alors, à l’angle oriental du rempart, a disparu entièrement il y a quelques années.
En sortant de la ville par cette porte pour aller vers celle de Notre-Dame, on remarque un enfoncement dans le terrain situé entre le rempart et la chaussée servant de promenade publique. C’est dans cet endroit solitaire qu’eut lieu, suivant la tradition, le fameux duel entre Annibal de Forbin, seigneur de la Roque-d’Antheron, et Alexandre du Mas-de-Castellane : duel qui remplit la ville de deuil et d’effroi en 1612, et dont le bruit retentit dans toute la France.
Les bailes des terres d’Allemagne et de la Roque avaient eu ensemble quelques difficultés, et les seigneurs de ces terres avaient pris parti dans les querelles de leurs agents, d’où naquit une haine implacable qui ne pouvait se terminer que par la mort de l’un d’eux, et qui eut un résultat plus funeste encore. Mais nous laisserons parler un auteur contemporain, dont l’ouvrage fut imprimé à Paris en 1648, trente-six ans après ce malheureux événement. 1
» La Roque avoit plus de soixante ans et Allemagne en pouvoit avoir environ trente, par quoy les billes n’étoient pas pareilles. Mais à quoy ne nous fait pas résoudre la rage quand elle s’empare de nostre cœur. Ce pauvre gentilhomme hors de combat et prest à faire une entrée naturelle dans le sépulchre, trouve moyen de l’anticiper par un duel qu’il croyoit ne luy estre point désavantageux, si fort sa passion l’avoit aveuglé. Il fait faire deux poignards, et appelant son ennemy dans la ville d’Aix : – Monsieur, luy dit-il, vous estes jeune ci je suis vieux ; vous auriés trop bon marché de moy, si nous nous battions à coups d’épée ; mais prenez un de ces poignards et laissez-moy l’autre, pour tirer raison de l’offense que vous m’avez faite. – Allemagne ayant accepté ce beau party, ils convindrent de prendre deux seconds, qui furent le sieur de Vins pour la Roque, et le cadet de Valernes pour Allemagne. En cet estat, ils sortirent de la ville, et sans aller plus loin que sur le fossé, les seconds s’estant escartés , la Roque dit à Allemagne : – Donne-moy la main. – Il la lui donne, et se tenant ainsi tous deux fort près l’un de l’autre, ils se poignardèrent de la main droite. La Roque luy porta son coup dans le corps et receut celuy d’Allemagne dans la gorge, dont il tomba mort tout incontinent. Mais Allemagne eut encore assez de vie pour aller séparer les seconds qui estoient » déjà blessés tous deux, et après cette séparation, comme il sentit approcher celle de son âme, il voulut prier Dieu ; » mais la mort le prévint, ainsi qu’il mettoit les genoux à terre. Voilà, selon mon avis (ajoute cet auteur), un des plus furieux et des plus enragés combats qui se soient jamais faits en France. »
Un généalogiste provençal, qui a écrit à la fin du même siècle, 2 rapporte que les deux combattants se placèrent dos à dos, et que s’étant fait lier le bras de l’un à celui de l’autre, ils se poignardèrent en se retournant simultanément face à face. Allemagne, ajoute-t-il, n’était alors âgé que de dix-neuf ans. Il avait épousé, deux ans auparavant, Marthe d’Oraison qui, sous le nom de baronne d’Allemagne, se distingua par ses rares vertus et la plus austère piété. 3 Cette dame, devenue veuve, fonda les Capucines de Marseille et se retira ensuite à Paris, où elle mourut en odeur de Sainteté en 1627, à peine âgée de trente-sept ans. Elle n’avait eut de son mariage qu’une fille qui fut mariée dans la maison de Villeneuve de Trans et des Arcs.
Melchior de Forbin, marquis de la Roque, petit-fils d’Annibal d’Aix, et qui mourut président au parlement, épousa Françoise d’Oraison, petite-nièce de la baronne d’Allemagne dont nous venons de parler. Ce président de la Roque a laissé, de même que Jean-Baptiste de Forbin, marquis de la Roque, son père, aussi président au parlement, des mémoires manuscrits sur ce qui s’est passé dans leur temps en Provence. Le P. Papon et M. de Saint-Vincens assurent que ces mémoires sont fort curieux, mais quelques recherches que nous ayons faites jusqu’à ce jour, nous n’avons pu les rencontrer nulle part, pas même dans la riche collection de manuscrits de la bibliothèque Méjanes. Pitton les cite quelquefois dans son Histoire de la ville d’Aix, ainsi que Papon dans son Histoire générale de Provence.
1 Marc de Wilson, sieur de la Colombière, le vray théâtre d’honneur et de chevalerie, ou le miroir historique de la noblesse : Paris, Courbé, 1648, 2 vol. in-f° ; figures ; tom. II, chap. XLIX, pag. 523 et suiv. Retour
2 L’abbé Robert de Briançon, État de la Provence dans sa noblesse, Paris 1693, 3 vol., tom II, pag. 357, art. du Mas. Retour
3 Voyez sa vie par le P. Hilarion de Coste ; autre par le P. Marc de Bandung Lyon, 1671, in-12 ; autre par Pierre Bonnet, Paris, 1632, in-8°. Retour