Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DE LA MISÉRICORDE
ETTE rue n’existe que depuis les premières années du XVIIe siècle. Il suffit pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur le grand tableau peint à l’huile qu’on voit au Musée et qui représente le siége de la ville d’Aix par le due d’Epernon, en 1593 et 1594. Dans ce tableau, extrêmement curieux pour notre histoire, la rue de la Miséricorde n’est point du tout indiquée, et l’on n’aperçoit qu’une seule île de maisons ayant en face, au levant, les églises des Grands-Carmes et de la Magdelaine, et au couchant, la rue de Nazareth où se trouvait l’hôtellerie Saint-Jacques.
Dans le vray pourtraict de la ville d’Aix que Belleforest a publié en 1575, 1 cette île dont nous parlons, est reconnaissable par la maison Papassaudi qui y est figurée sur le milieu de la ligne septentrionale ; le surplus du terrain étant occupé, à droite, par un vaste jardin ; à gauche, par quelques maisons éparses dont plusieurs ont pu appartenir plus tard à la rue de la Miséricorde, mais n’en fesaient pas certainement partie alors. Un petit portail placé au coin occidental de la maison Papassaudi, 2 facilitait la communication avec elles, ainsi que l’indique ce plan de Belleforest. Quelle est donc l’époque à laquelle cette rue de la Miséricorde a été ouverte ? Nous croyons que c’est vers la fin du règne d’Henri IV, ou au commencement de celui de Louis XIII ; car elle existait déjà lorsque ce dernier prince visita la Provence, en 1622. On la distingue parfaitement sur le plan géométrique de la ville d’Aix, dessiné et gravé par Jacques Maretz, à cette occasion. 3
C’est au premier coin à gauche de cette rue, en y entrant par le Cours 4 que fut construit, en 1658, le monastère ou plutôt la maison hospitalière des religieuses de Notre-Dame de Miséricorde, fondées par le célèbre P. Antoine Yvan, saint prêtre, natif de Rians, et par la mère Marie-Magdelaine Martin, dite de la Trinité, née à Aix, de parents pauvres, dans la rue Sainte-Claire, le 3 juin 1616. Le but principal de cette institution, la première qui ait paru en France, était de recevoir les filles de qualité qui se présenteraient avec une véritable vocation et dont les parents n ‘auraient pas assez de bien pour les faire entrer dans d’autres maisons religieuses. La mère Marie-Magdeleine fonda depuis d’autres couvents de son ordre à Marseille, à Avignon, à Paris, où mourut le P. Yvan, en 1655, à Arles, a Salon, etc., et mourut saintement à Avignon le 20 février 1678, à l’âge de 62 ans lorsqu’elle se disposait à partir pour Rome où elle était demandée et attendue. Sa maison d’Aix a subsisté jusqu’à la révolution, et bien des gens peuvent se souvenir comme nous, d’y avoir lu, jusqu’en 1792, sur le coin extérieur de l’église, l’inscription que voici :
LA MÈRE DE DIEU ET DE MISÉRICORDE
EST LA SEULE FONDATRICE DE CETTE MAISON.
En effet, le P. Yvan et la mère de la Trinité n’ayant pas par eux-mêmes les moyens suffisants pour faire un établissement aussi considérable, le virent cependant édifier en moins d’un an, grâces aux aumônes cachées des habitants d’Aix ; si bien que les bonnes gens disaient que les anges descendaient du ciel, pendant la nuit, et mettaient la main à l’œuvre pour accélérer la bâtisse de l’église et du couvent.
La seconde maison de l’île qui fait face à la Miséricorde, était celle du plus célèbre avocat qu’ait peut-être jamais entendu le parlement de Provence. Jean-Jacques Pascal, né à la Seyne, près Toulon en 1701, fit ses études chez les Doctrinaires à Aix, puis à l’Université de la même ville. » Il s’annonça, dès son début au barreau, comme l’un des plus profonds jurisconsultes et des plus véhéments orateurs de son siècle. Ses premiers pas furent ceux d’un géant qui marchait à la gloire. Ses traits prononcés avec force, ressemblaient à ceux de Jupiter tonnant. D’épais sourcils ombrageaient ses yeux étincellants. Lorsqu’il plaidait, tout ce qui l’environnait suivait l’impression rapide de son discours. Il n’imita personne et il ne sera jamais que faiblement imité. »
Les biographies 5 où nous puisons ces éloges qui n’ont rien d’exagéré, citent les principaux titres de sa renommée, en rappelant les causes les plus importantes qu’il plaida et les honorables suffrages qu’elles lui valurent. Nous ne les répèterons pas ici, ces biographies étant entre les mains de tout le monde ; mais nous rapporterons une anecdote inédite qui fera connaître l’originalité de son esprit.
Un marchand, devenu riche, voulut avoir de la vaisselle d’argent et la faire armorier. Il fit venir un graveur qui consulta le nobiliaire du pays et crut pouvoir attribuer au nouveau parvenu les armes d’une ancienne famille noble de la Haute-Provence portant le même nom. Cette usurpation parut téméraire et offensante au noble, qui attaqua l’ex-marchand en réparation avec amende, dédommagement, etc. Celui-ci fort effrayé recourut à M. Pascal qui le rassura, et le jour de l’audience étant arrivé, lorsque l’avocat du plaignant eut conclu, M. Pascal le pria de préciser formellement les pièces composant l’écu de M. le marquis de…. – Une tête de Bœuf d’or dans un champ d’azur, répondit l’avocat. – C’est bien, répliqua M. Pascal ; mais ces armoiries ne sont pas celles de mon client qui vous demande acte de sa déclaration que les siennes sont une tête de Vache, etc. Les juges et les membres de l’auditoire éclatèrent de rire et le prétendu usurpateur fut mis hors de cour sans dépens.
M. Pascal mourut le 24 février 1772. Cette funeste nouvelle parvint aussitôt au palais pendant l’audience de la grand’chambre du parlement. Le président qui la tenait la leva sur-le-champ, en signe de deuil….. Hommage éclatant rendu à la mémoire de cet illustre avocat.
La dernière maison au haut de la même île , qui était, avons-nous dit, celle des Papassaudi, passa, dans le siècle suivant aux d’André. Ceux-ci avaient fourni quelques magistrats à la cour des comptes, et au parlement un conseiller qui fut député d’Aix, en 1789, aux états-généraux de France et plusieurs fois président de l’assemblée nationale constituante. Il fut depuis ministre de la police générale du royaume, sous Louis XVIII, lors de la première restauration. Nous ne savons si c’est médisance ou calomnie, ou même une pure invention ; mais il fut dit dans le temps qu’au mois de mars 1815, ce ministre avait été le dernier dans tout Paris à apprendre le fatal retour de l’île d’Elbe.6
Balthasar d’André, son bisaïeul, avait été l’un des commissaires députés par le roi, en 1666, pour la recherche des faux nobles en Provence, sur quoi il disait : » La noblesse de cette province n’a pas les titres qu’on croit ; la plupart des bonnes maisons ont péri et les autres ont négligé ou perdu leurs papiers. Les gentilshommes d’Arles descendent de bons ménagers 7; ceux de Marseille, de marchands ; et ceux d’Aix, de procureurs ou de notaires. » 8
Lors de cette recherche des faux nobles ordonnée par Louis XIV, on comptait en Provence environ quatre mille personnes qui se prétendaient nobles et qui prenaient la qualité de chevalier ou d’écuyer, avec armes timbrées. Une commission composée du premier président, de cinq conseillers et d’un avocat-général de la Cour des comptes, aides et finances, fut nommée par le roi et établie à Aix, pour procéder à la vérification de leurs titres. Tous furent cités par-devant cette commission, et cinq cent soixante-onze jugements seulement furent rendus, portant déclaration de noblesse en faveur d’autant de familles dont les titres furent reconnus bons et valables.
Cinq cent treize personnes furent condamnées à l’amende de mille francs, pour avoir usurpé le titre et la qualité de noble, et douze cent quatre-vingt-quatre autres payèrent aussitôt volontairement l’amende de cinquante francs, renonçant sur le champ à leur prétention à la noblesse, sans attendre un jugement de condamnation. Enfin quarante-six autres personnes, qui avaient voulu d’abord soutenir leur dire, furent admises à ne payer que l’amende de cinquante francs, parce qu’elles se désistèrent enfin de bonne grâce.
Que d’argent ne retirerait pas aujourd’hui le gouvernement qui en a un si grand besoin et qui en demande toujours plus, si pareille recherche était faite à 1’égard de tant de bourgeois qui se disent nobles, et de tant de nobles qui se prétendent marquis, comtes ou barons, sans avoir ni marquisats, ni comtés, ni baronnies ! ! ! 9
1 La Cosmographie universelle de tout te monde, etc., tom. 1er, pag. 344 de la seconde pagination. Voyez ci-dessus pag. 327 n° II. Retour
2 Nous avouons que la rue de la Miséricorde est indiquée dans les deux plans d’Aix, tels que cette ville était censée être en 1468. (Voyez ci-dessus, pag. 327 et 328, nos I et VII) ; mais il faut observer que ces plans ont été gravés par Coussin, trois cents ans plus tard et qu’il y a quelques inexactitudes. Retour
3 Voyez ci-dessus, pag. 328, n° III. Retour
4 Il faut se rappeler que le Cours était encore hors la ville à cette époque, ou plutôt qu’il n’existait pas plus que les quartiers d’Orbitelle et de Saint-Jean. Ainsi, cette rue de la Miséricorde était alors à l’extrémité méridionale de l’ancienne ville. Retour
5 Dictionnaire des hommes illustres de Provence, in-4°, tom. II, pag. 39 et s. – Notice des Provençaux célèbres, à la suite de l’Essai sur L’histoire de Provence de C-F. Bouche, tom. II, pag. 400 et suiv. Retour
6Le conseiller Antoine-Joseph-Balthazar d’André, né à Aix en 1759, l’un des constituants en 1789, et ministre de la police sous la première restauration, fut fait, après les malheureux cent-jours, intendant des domaines de la couronne, ce qui prouve qu’il ne perdit pas la confiance de son souverain, quelques reproches que la malignité du public ait pu lui adresser dans une circonstance critique. Retour
7En Provence on appelle ménager le cultivateur qui fait valoir son propre bien, sans être au service d’autrui. Retour
8Voyez les Mémoires d’Antoine de Félix, mss., à la date du 17 octobre 1668. Nous les avons déjà cités, ci-dessus pag. 196 et 199, aux notes. L’auteur assure que Balthazar d’André lui avait tenu ce propos. Retour
9 Un impôt levé sur la vanité du riche ne serait-il pas en effet plus équitable que celui qu’on perçoit sur les objets de première nécessité, tel, par exemple, que le pain qui est bien souvent la seule nourriture du pauvre ?
Pourquoi le simple bourgeois qui a la fantaisie de s’ennoblir sans l’avoir mérité par ses services, ne paierait-il pas une somme quelconque pour jouir du plaisir de faire précéder son nom de la noble et chère particule ? Pourquoi le simple gentilhomme n’achetterait-il pas les titres dont il se décore sans que le souverain les lui ait donnés ?
On fait payer à la chancellerie un droit au particulier qui veut changer de nom ou ajouter au sien celui d’un ami, d’un bienfaiteur, de sa mère ou de sa femme ; pourquoi n’en serait-il pas de même de celui qui veut changer de condition ?
Les lois sont quelquefois bien inconséquentes, en vérité ! C’est peut-être, nous n’oserions l’affirmer, parce que les riches font la loi et que les pauvres ne sont pas même consultés quand on la fait. Retour
Nous rétablissons ici une note que nous avions destinée à être placée à l’avant-dernière page (576), à la suite du troisième alinéa et après les mois fatal retour de l’île d’Elbe.
Le conseiller Antoine-Joseph-Balthazar d’André, né à Aix en 1759, l’un des constituants en 1789, et ministre de la police sous la première restauration, fut fait, après les malheureux cent-jours, intendant des domaines de la couronne, ce qui prouve qu’il ne perdit pas la confiance de son souverain, quelques reproches que la malignité du public ait pu lui adresser dans une circonstance critique.