Les Rues d’Aix – La Valette


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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LA VALETTE

On trouve à l’extrémité du Plan d’Aillane, sur la route des Martigues, un grand et beau domaine qui appartenait jadis à Honoré d’Aimar, sieur de Montsallier, président au parlement, lequel mourut en 1615, ne laissant d’Eléonore de Forbin Soliès, sa femme, qu’une fille encore au berceau.
La peste s’étant déclarée à Aix, vers le milieu de l’année 1629, madame de Montsallier se réfugia, avec sa fille Gabrielle et le président d’Aimar, son beau-frère, à Toulon, dont son père était gouverneur et son oncle évêque. On s’occupait alors dans cette ville à armer quelques vaisseaux qui devaient transporter deux mille hommes de milices françaises destinées au service des Vénitiens, et commandées par le chevalier Jean-Louis de la Valette.
Ce chevalier était fils naturel du duc d’Epernon, ancien gouverneur de Provence sous Henri III et Henri IV, dont il avait soutenu les droits dans ce pays avec autant de constance que de valeur, mais qui s’était tellement rendu odieux aux Provençaux et surtout aux habitants d’Aix par ses actes de violence, que Henri IV avait enfin été obligé de le révoquer. 1
Les charmes de la jeune Gabrielle enflammèrent bientôt le cœur du chevalier qui, désespérant d’obtenir cette fille de ses parents, résolut de la leur enlever et exécuta son entreprise, dans le mois de janvier 1630, avec une audace peu commune. Un ecclésiastique qu’il avait gagné, vint le prier d’être son parrain à l’occasion de sa première messe qu’il devait célébrer, peu de jours après, dans l’église des Capucins. Le chevalier accepte et témoigne le désir que mademoiselle de Montsallier soit la marraine ; la famille y consent. Au jour fixé, les milices étant déjà embarquées et les autres bâtiments employés à leur porter des munitions et des provisions, La Valette se rend chez le gouverneur où s’était réunie une assemblée des plus brillantes. On part pour l’église ; le chevalier offre la main à madame de Forbin comme la personne la plus considérable parmi les invitées ; celle-ci lui fait observer qu’il doit la préférence à la commère, sa petite-fille. Il en convient sans affectation, et sous prétexte de donner pus d’éclat à la cérémonie, il propose de passer le long du port avec tout le cortège. Un caïc était préparé sur les bords du quai. Passant tout auprès, il y pousse brusquement la demoiselle, s’y précipite lui-même, et malgré les pleurs et les cris pitoyables de sa victime, il traverse le port et monte avec elle sur son vaisseau, à la vue des parents et de plusieurs milliers de spectateurs plus stupéfaits encore qu’indignés d’une pareille aventure. Trois vaisseaux étrangers étaient là seuls en état de mettre à la voile. On presse les chefs de poursuivre le ravisseur, mais inutilement. Ils refusent de se commettre avec le pavillon français. Le commandeur de Forbin-Soliès monte enfin sur une galère et fait de vains efforts pour atteindre le chevalier de La Valette. Il lâche sur son vaisseau quelques volées de canon ; mais le chevalier avait trop d’avance sur lui et parvient à se sauver avec sa proie.
Cependant à force de respects, de soumissions et de témoignages de son amour, le chevalier, qui prend dès lors le titre de marquis de La Valette, adoucit peu à peu le cœur de la belle Gabrielle de Montsallier, et la fait consentir à lui accorder sa main. Le vaisseau qui les portait relâche à l’île de Saint-Pierre voisine des côtes de Sardaigne, où la bénédiction nuptiale leur fut donnée, et bientôt après ils firent leur entrée à Venise avec la plus grande magnificence.
Louis XIII fut vivement irrité d’une action aussi criminelle. En vain le vieux duc d’Epernon qui vivait encore et les Vénitiens employèrent-ils leur crédit en faveur du coupable, il fallut que la marquise de La Valette revint en France se jeter aux pieds du roi et lui demander la grâce de son époux. Ses supplications et ses larmes désarmèrent enfin le monarque; des lettres d’abolitions furent expédiées et enregistrées au parlement d’Aix. 2
La Valette, devenu lieutenant-général de l’armée navale des Vénitiens, délivra l’île de Candie que les Turcs avaient investie en 1645. En mémoire de cet événement, il fit présent, l’année suivante, à l’église métropolitaine de Saint-Sauveur d’Aix, d’une grande croix en argent qui a subsisté jusqu’à la révolution, sur l’autel de Notre-Dame-d’Espérance, et sur le pied de laquelle on lisait cette inscription:

Ob liberationem persecutionis Candiae Joannes-Ludovicus de La Valette exercituum serenissimae reipublicae Venetae generalis anno M DC XLVI votum fecit et solvit.

Il mourut en 1650. Sa veuve se retira en Provence avec ses deux enfants : Gabrielle-Eléonore de La Valette, mariée depuis à Gaspard de Fieubet, premier président du parlement de Toulouse, morte sans postérité, et Félix-Louis de Nogaret, marquis de La Valette, qui devint lieutenant-général des armées du roi et qui mourut aussi sans postérité en 1695, dans sa soixantième année. C’est ce dernier qui a donné son nom au domaine dont il est question dans cet article, qu’il avait longtemps habité et embelli, et qui appartient aujourd’hui à M. le marquis de Forbin d’Oppède.

1 Voyez ci-dessus, pag. 472 et suiv., et pag. 521. Retour

2 Le récit de cette audacieuse entreprise est plus longuement rapporté dans l’Histoire de Provence manuscrite du président Jacques Gaufridi, ou plutôt ce que nous avons appelé les grands mémoires de ce magistrat, dans notre 1er vol. pag. 599, not. 1re. – Cet enlèvement, est aussi constaté dans Remarques historiques et chronologiques sur la baronnie de Châteaurenard, manusc., par Joseph d’Aimar, sieur de Brès, fils d’un cousin germain de la demoiselle de Montsallier. (Voyez notre 1er vol., pag. 281, not. 2). Ce dernier auteur place l’évènement au mois d’octobre 1629, et le raconte d’ailleurs comme Gaufridi, mais en moins de mots. Retour