Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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RUE DES GANTIERS.
Cette rue fait partie de celle qu’on a nommée pendant fort longtemps la rue des Salins, à cause que sous les comtes de Provence de la première et de la seconde maison d’Anjou, les greniers à sel, dont le produit formait une portion considérable du revenu de ces princes, y étaient établis. Des gantiers qui vinrent y loger dans le courant du XVIIe siècle, lui ont valu le nom moderne qu’elle porte depuis lors. Elle se termine au couchant à la place Saint-Honoré, tandis que l’ancienne rue des Salins se prolongeait jusque vers le milieu de la Grande-Rue actuelle du Saint-Esprit, un peu au-dessous de celle de l’Official.
A l’autre extrémité de la rue actuelle des Gantiers, l’ancien palais des comtes de Provence avait une façade exposée au midi, et c’est ce quartier du vieux Palais qu’ont habité les trois comtes de Tende, successivement gouverneurs et grands sénéchaux de Provence, de 1515 à 1572 : René, bâtard de Savoie, frère naturel de la duchesse d’Angoulême, mère de François 1er, et qui fut tué à la bataille de Pavie ; Claude son fils et Honoré fils dudit Claude, qui refusa d’exécuter en Provence le massacre de la Saint-Barthélemy.
Aussi, dit-on, qu’il fut empoisonné en haine de son refus. Après eux quelques gouverneurs de Provence l’habitèrent de même, notamment le grand-prieur de France, Henri d’Angoulême, qui y mourut en 1586; le duc d’Epernon, le comte d’Alais et le cardinal de Vendôme qui y mourut aussi en 1669. Le comte de Grignan, qui commanda ensuite en absence du grand Vendôme, fils du cardinal et comme lui gouverneur, habita pendant longues années ce môme quartier du palais, avec sa femme l’aimable fille de l’illustre Mme de Sévigné, et lorsque cette dernière vint en Provence, c’est auprès de sa fille qu’elle logea pendant tout l’hiver de 1672 à 1673. On ne connaît aucune des lettres qu’elle dût écrire à ses amis pendant son séjour à Aix. Combien on lirait avec plaisir ce qu’elle a pensé de cette ville, des gens qu’elle y vit, des divertissements du carnaval ! etc.
A côté de cette demeure des gouverneurs, était située la maison qu’avaient habitée pendant près de deux siècles les Garde, seigneurs de Saint-Marc, depuis barons de Vins. Sisteron Garde, leur auteur, notaire d’Aix et premier syndic de cette ville en 1352, avait acquis cette maison quelques années auparavant, et ses descendants l’ont possédée jusqu’en 1513. On ne voit pas pourquoi ce Sisteron Garde n’est pas nommé dans la généalogie de sa famille, 1 si ce n’est à cause de la profession de notaire qu’il exerçait. Mais qui ne sait pas qu’à cette époque et jusqu’à la fin du XVe siècle, le notariat en Provence ne dérogeait pas à la noblesse ? Et ne pourrait-on pas citer une infinité de familles nobles dont les cadets étaient notaires alors que leurs aînés occupaient de hauts emplois, servaient dans les troupes de nos comtes et entraient dans les ordres de chevalerie ? 2 C’est de Jacques Garde, son petit-fils, que le village de Saint-Marc, situé à peu de distance d’Aix et dont il était seigneur, a pris le nom de Saint-Marc-de-Jaume-Garde, Jaume signifiant Jacques dans l’ancien idiome du pays.
Le dernier descendant de Sisteron Garde, qui naquit dans la maison dont nous parlons, fut Gaspard Garde, baron de Vins reçu conseiller au Parlement en 1543 et président à mortier en 1559. Il avait épousé la sœur du comte de Carces, Jean de Pontevès, grand sénéchal de Provence, après la mort du dernier comte de Tende, et il fut Je père du célèbre baron de Vins duquel nous allons parler.
Hubert Garde, baron de Vins, naquit, selon toutes les apparences, à Brignoles ou plutôt au château de Vins, distant d’une lieue seulement de cette dernière ville. Il embrassa le parti des armes et devint cornette du duc d’Anjou qui fut depuis roi de Pologne, ensuite roi de France sous le nom d’Henri III. En 1574, le duc d’Anjou, faisant le siége de la Rochelle, le baron de Vins qui était auprès de lui, s’aperçut qu’un mousquetaire couchait en joue le prince qui courait ainsi le plus grand danger. Ne consultant que son dévouement, et plus prompt que l’éclair, il s’élance entre le mousquetaire et le duc et reçoit le coup de feu dont il est dangereusement blessé. Henri fut moins reconnaissant qu’il n’aurait dû l’être de ce trait de bravoure auquel il dut peut-être la vie, ce qui fut cause, dit-on, du parti que prit plus tard le baron de Vins, en se mettant à la tête des ligueurs de la province contre Henri III.
Il avait épousé Marguerite d’Agoult, 3 sœur du comte de Sault, et se trouvait ainsi le beau-frère de la fameuse comtesse de ce nom. Tous les historiens de Provence rapportent les nombreux faits d’armes auxquels il se livra dans l’intérêt de la Sainte-Union, comme on disait alors, et c’est là que nous renvoyons nos lecteurs pour connaître plus à fond les qualités guerrières d’Hubert de Vins. Tantôt vainqueur et tantôt vaincu il joignit constamment une brûlante activité à un courage extraordinaire et ne négligea aucune des ressources alors connues de l’art de la guerre, pour assurer le triomphe de la ligue. Uni à la comtesse de Sault, sa belle-sœur, il détermina avec elle la demande que fit le pays des secours du duc de Savoie, Charles-Emmanuel. Mais il ne vit pas l’entrée de ce prince en Provence , ayant été tué d’un coup d’arquebuse, le 20 novembre 1589, devant la ville de Grasse qu’il assiégeait. La nouvelle de cette mort plongea la ville d’Aix dans la consternation et le deuil. Hubert de Vins y était également adoré par le peuple et par la noblesse, et le Parlement avait placé toute sa confiance dans ce fameux chef de rebelles, pour le succès de sa cause. Des services furent célébrés pour le repos de son âme dans toutes les églises de la ville, et le chanoine Matal, fougueux ligueur, prononça son oraison funèbre dans celle de Saint-Sauveur, entremêlée d’invectives contre le Béarnais, Henri de Bourbon, roi de Navarre, que la mort récente d’Henri III appelait au trône de France.
Le jeudi, 22 février suivant, le corps du baron de Vins fut apporté dans Aix, et tous les habitants allèrent bien loin à sa rencontre. Les pénitents de sa confrérie le chargèrent sur leurs épaules et le conduisirent dans l’église des Grands-Carmes pour y être inhumé dans le tombeau de ses ancêtres. Mais la province voulut lui consacrer, à ses frais, une sépulture plus distinguée et lui fit élever un mausolée en marbre, dans le chœur de l’église métropolitaine de Saint-Sauveur. On y voyait la statue du baron, de grandeur naturelle, revêtue de son armure, à genoux et les mains jointes devant une prie-dieu. Ce monument subsistait encore en 1793 et fut abattu, comme tant d’autres, à cette époque d’odieuse mémoire.
Voici une courte relation de ce siége de Grasse, écrite par un témoin oculaire et dont le style naïf pourra intéresser nos lecteurs :
» Le quatorziesme jour du mois de novembre, mardi, en l’année 1589, Grasse feust blocquée par l’armée catholique où estoit général de ladicte armée monsieur de Vins. Tout le jour se passa en escaramouchant. Dans la ville commandoient les consuls et monsieur de Vence, monsieur de Prunières, monsieur de Thaneron, monsieur de Graulières, monsieur de Callian, le cappitaine Audibert et aultres.
Le jeudi suivant, seize dudict mois, l’artillerie commença à bastre lentement et en divers lieux.
Le lundi suivant, la ville feust fort rudement bastue, et ledict jour, de matin, à demie-heure de soleil, ledict monsieur de Vins, chef et général de la susdicte armée, feust blessé d’une arquebuisade de dedans la ville, de la tour et clocher de Saint-Dominique, lequel feust porté à la bastide de Chifon où son train logeoit, et où il est mort deux heures après sa blessure, sans avoir jamais peu parler, estant tombé on convulsion et apoplectique, de quoy tout le camp feust fort ébranlé. Despuis monsieur de Liny vint aussitost de Nice pour commander, tenant lieu et place du deffunct; de laquelle veneue fusmes festoyés au double de canonade, et tant procédé que le jeudi vingt et troisiesme dudict mois, après la bresche faicte, la tour de Portaiguières fodroyée, l’hospital, la tour de Saint-Dominique et partie de la tour de l’horoloige ruinée, et après avoir endeuré onze cens quarante-quatre volées de canon, l’armée catholique se prépara pour venir à l’assault, environ trois heures après-midi, où feureut vivement repoulsés avec perte des leurs et plusieurs blessés. Puis venant sur le tard et toute la nuict, accord feust traicté avec les susnommés de la ville et ledict sieur de Liny que toute la gendarmerie de la ville sortiroit et ceulx de la ville qui vouldroient, avec armes et tout bagaige ; et que dans la ville ne se fairoit aulcun désordre ; et moyennant ce la ville payeroit demi-montre pour toute l’armée, tant à la cavalerie qu’à l’infanterie, ce qui feuts faict à ultra.
Le vendredi de matin vingt et quatriesme, tous sortirent de ceste ville par le Portal Neuf et les firent passer à la Roquière, au mitan de toute l’armée de déhors, où se fist de grands désordres contre la foy promise. Tout leur bagaiges, hardes et chevals feurent volés et dix-sept meurtris, entre lesquels estoit nostre premier consul monsieur Antoine Taulane.
Ledict jour environ les huict à neuf heures du matin, l’armée de dehors entra et ont séjorné dans la ville quarante jours, y ayant vescu à discrétion et faict plusieurs désordres et larecins, sans toutefois y avoir murtri personne de la ville.
J’avois pour hoste le porte-cornette de la cavalerie du Coronel Ferrandon-Nova, avec son fils, avec attirail de six gendarmes et dix gallefetriers, six chevals et un mulet de portes-coffres.
Je remercie Dieu qui a saulvé nos vies, l’honneur et sac entier de nostre maison et de toute la ville.
M’a faict de despense le susdict avec tout son train en quarante jours, selon Dieu et conscience, deux cens soixante escus d’or, et à son despart me desroba nostre bestail et aultres choses; mais je loue Dieu de nos vies.
Signé : A. ROCOMAURE. « 4
Antoine de Puget, seigneur de Saint-Marc, naquit en 1530, dans l’ancienne maison des Garde, que Delphine Garde, son aïeule, avait fait entrer dans la famille de Puget, ainsi que la terre de Saint-Marc, en 1513. Antoine fut un des meilleurs officiers du génie de son temps et servit, en cette qualité, sous quatre de nos rois. Il mourut à Saint-Maximin en 1625, à l’âge de 95 ans, laissant des Mémoires longtemps demeurés manuscrits et que MM. Michaud et Poujoulat ont fait imprimer dans leur nouvelle collection des mémoires relatifs à l’histoire de France. 5 Ceux de Saint-Marc contiennent ce qui s’est passé en Provence depuis 1561 jusqu’en 1598. Quoique assez agréables à lire, ils sont loin de ceux de Brantôme, auxquels P. de Gallaup-Chastueil, petit-fils de Saint-Marc, ne craignait pas de les comparer, à ce que rapporte le P. le Long. 6 L’original de ces mémoires existe à Paris, à la Bibliothèque du roi, parmi les manuscrits de Dupuy, n° 655.
1 Etat de la Provence dans sa noblesse, par l’abbé R.D.R. (Robert de Briançon), t. III, au mot Vins. Retour
2 Traité de la noblesse, par La Roque, chapitre CXLVIII. Retour
3 Contrat de mariage du 18 février 1572, passe au château de Carces devant Durand Audon , notaire dudit lieu. Retour
4 Manuscrit de la bibliothèque Méjanes, n° 1054, provenant de M. de St-Vincens. Retour
5 Tome VI, 1re série. Retour
6 Bibliothèque historique de la France, t. III, n° 38084. Retour