Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
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PALAIS
DES COMTES DE PROVENCE
E MONUMENT, que nous avons vu détruire dans notre enfance et dont il nous reste de bien faibles souvenirs, était en grande partie l’ouvrage des Romains; mais nos anciens auteurs étaient peu d’accord sur l’époque précise de sa construction. L’opinion la plus probable est que les deux tours appelées , l’une du Trésor, l’autre du Chaperon, dataient du temps de Marius, et que la troisième, dite de l’Horloge, était un mausolée élevé à trois patrons de la colonie, vers le milieu du IIe siècle de l’ère vulgaire. Les trois urnes trouvées dans l’intérieur de cette tour, qu’on voit aujourd’hui à la bibliothèque Méjanes, et la médaille de L. Oelius Verus qui était contenue dans l’urne de porphyre attestent la destination du monument et le temps où il fut construit.
Palais de Comtes de Provence et des Cours souveraines démoli en 1786.
Quant aux deux autres tours, évidemment d’une date plus ancienne, elles servaient de défense à la principale porte de la ville de Sextius que Marius voulut protéger contre l’approche des Barbares. Les préteurs romains y firent leur résidence, et l’on y voyait encore, dans ces derniers temps, le cachot où saint Mitre avait été renfermé et qui avait conservé le nom de ce saint martyr.Ces tours échappèrent à la destruction lors des invasions des Lombards et des Sarrasins, et lorsque les comtes catalans vinrent fixer leur résidence à Aix, ils bâtirent autour d’elles un vaste palais qui leur servit de demeure ainsi qu’à leurs successeurs. C’est là que fut célébré, en 1193, le mariage d’Alphonse, second fils d’Alphonse 1er, roi d’Aragon et comte de Provence, avec Garsende de Sabran, petite fille et héritière de Guillaume IV, comte de Forcalquier, mariage qui unit irrévocablement ce comté à la Provence en 1209.
Alphonse II, successeur de son père en 1196, et la comtesse Garsende, sa femme, 1 tinrent à Aix la cour la plus polie qui fut alors en Europe. Protecteur des troubadours et troubadour lui-même, ce prince fit fleurir dans ses Etats les sciences et les arts, de même que le fit après lui Raymond-Bérenger IV, son fils, dernier comte de sa race. Celui-ci ne laissa à sa mort, arrivée à Aix le 19 août 1245, que quatre filles qu’il avait eues de Béatrix de Savoie, sa femme : Marguerite, épouse de Louis IX (saint), roi de France ; Eléonore, mariée à Henri III, roi d’Angleterre ; Sancie, femme de Richard, comte de Cornouailles et roi des Romains, frère d’Henri III ; et Béatrix qui, après la mort de son père dont elle fut l’héritière, épousa Charles 1er, comte d’Anjou, frère du roi saint Louis, et depuis roi de Naples. Ces quatre reines étaient nées dans le palais d’Aix, et quels regrets n’éprouve-t-on pas à ne pouvoir plus parcourir les chambres qu’elles avaient habitées pendant leurs jeunes ans ! Marguerite surtout fut une héroïne ; elle suivit son royal époux dans sa croisade en Egypte, et ce n’est jamais sans une douce émotion qu’on lit dans Joinville, le passage suivant de l’histoire de saint Louis qui la concerne :
» Or avez oy ci-devant les grans persécucions que le Roy et nous souffrîmes, lesquiex persécucions la Royne n’en eschapa pas, si comme vous orrez ci-après. Car trois jours devant ce que elle acouchast, li vindrent les nouvelles que le Roy estoit pris; desquiex nouvelles elle fu si effréé, que toutes les foiz que elle se dormoit en son lit, il li sembloit que toute sa chambre feust pleinne de Sarrazins, et s’escrioit : » Aidiés, aidiés ; » et pource que l’enfant ne feust périz, dont elle estoit grosse, elle fesoit gesir devant son lit un chevalier ancien de l’age de quatre-vingts ans, qui la tenoit par la main; toutes les foiz que la Royne s’escrioit, il disoit : » Dame, n’aiés garde, car je suis ci. » Avant que elle feust acouchiée, elle fist wuidier hors toute sa chambre, fors que le chevalier, et s’agenoilla devant li et li requist un don; et le chevalier li otria par son serement; et elle li dit : » Je vous demande, fist-elle, par la foy que vous m’avez baillée, que se les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me copez la teste avant que ils me preignent. Et le chevalier respondi : » Soiés certeinne que je le ferai volentiers, car je l’avoie jà bien enpensé que vous occirraie avant qu’il nous eussent pris. »
La Royne acoucha d’un filz, qui ot à non Jehan; et l’appelloit l’en Tristan, pour la grant douleur là où il fu né. Le jour meisme que elle fu acouchée, li dit l’en que ceulz de Pise et de Genes s’en vouloient fuir, et les autres communes. Lendemain que elle fu acouchiée elle les manda touz devant son lit, si que la chambre fu toute pleinne :
» Seigneurs, pour Dieu merci ne lessiés pas ceste ville, car vous véez que monseigneur le Roy seroit perdu et touz ceulz qui sont pris, se elle estoit perdue; et si ne vous plet, si vous preingne pitié de ceste chiétive qui ci gist, que vous attendés tant que je soie relevée. » Et il respondirent: » Dame, comment ferons nous ce, que nous mourons fain en ceste ville! 2 » Et elle leur dit que jà par famine ne s’en iroient; » car je ferai acheter toutes les viandes en ceste ville, et vous retieing touz desorendroit aux despens du Roy. » Ils se conseillerent et revindrent à li, et li otroierent que il demourroient volentiers; et la Royne, que Diex absoille, fist acheter toutes les viandes de la ville,
qui li cousterent trois cens et soixante mille livres et plus. » Avant son terme la couvint relever, pour la cité que il couvenait rendre aus Sarrazins. En Acre s’en vint la Royne, pour attendre le Roy. 3 »
De tous les comtes de Provence successeurs de Charles 1er d’Anjou et de sa femme Béatrix, il n’en est aucun qui ait plus longtemps habité le palais d’Aix que le bon roi René, l’avant-dernier de nos comtes particuliers. Ce prince l’agrandit considérablement du côté du levant et y mourut le 10 juillet 1480, au milieu des larmes de son peuple qui le chérissait comme un père. Sa mémoire est encore en vénération parmi nous, et peut-il en être autrement quand nul souverain ne mérita mieux que lui l’affection de ses sujets!
Ses prédécesseurs avaient établi dans ce même palais le siége de toutes les juridictions de la Provence, telles que celles du Grand Sénéchal, des Maîtres rationaux, du Juge-Mage, du Conseil Eminent, etc.; et plus tard les rois de France y fixèrent aussi la résidence des grands corps de magistrature dont ils dotèrent la ville d’Aix, tels que le Parlement de Provence, la Cour des Comptes, Aides et Finances, le Bureau des Trésoriers-généraux de France et autres tribunaux qui, jusqu’à la révolution, ont assuré son illustration et sa prospérité, sa suprématie sur la province entière, en un mot, tout ce qui pouvait constituer la grandeur et la richesse d’une ville que sa position topographique et le défaut de rivière rendent incapable d’un commerce un peu étendu.
Au mois d’août 1775 un événement malheureux, qu’on soupçonna depuis avoir été prémédité, fut la cause vraie ou apparente de quelques réparations que le parlement ordonna pour consolider diverses parties du palais, 4 et au mois de mars del’année suivante, cette cour souveraine, ayant réellement ou feignant d’avoir des craintes sur la solidité de l’édifice, délibéra de l’abandonner et de transférer ses séances dans le couvent des dominicains, comme celles de la sénéchaussée au collège Bourbon. La cour des comptes, obligée de suivre cet exemple, se retira alors dans le couvent des grands-carmes, et les trésoriers-généraux de France dans celui des augustins. Cette délibération du parlement fut prise, il faut le dire, quoique personne ne l’ignore, en haine du parlement Maupeou, tenu pendant quelques années par les officiers de la cour des comptes. 5 Quoi ! Pourrions-nous siéger désormais, dirent ceux du parlement, dans des salles qu’ont occupées des intrus ? Non, sans doute! Que ces salles disparaissent donc et le palais entier avec elles ! 6
Des réclamations se firent entendre, mais rares et impuissantes. – L’édifice menace ruine, dirent les modernes Vandales… – Il faut l’étançonner avec des poutres d’or, répondirent quelques voix patriotes. La démolition n’en fut pas moins résolue et fut terminée en 1786. Le roi Louis XVI ordonna alors la construction d’un nouveau palais sur l’emplacement de l’ancien ; mais les premiers désordres de la révolution firent suspendre les travaux. Ainsi, pendant plus de trente ans, au lieu de ces superbes monuments, antiques témoignages de la grandeur romaine et de la noble origine de la cité, au lieu de ce palais, vénérable séjour de tant de bons souverains amis de leur peuple, nous eûmes des ruines neuves dans le centre même de la ville. Cet aspect dégoûtant disparut sous Louis XVIII, et le palais actuel fut élevé sur les fondations commencées en 1786, 7 moins beau toutefois que celui qu’on avait projeté. Il est vrai qu’avant la révolution on voulait travailler pour la capitale d’une grande province dont elle réunissait dans son sein l’administration et les tribunaux, la plupart des familles les plus distinguées et des propriétaires les plus riches ; tandis qu’après il ne s’est plus agi que d’une ville réduite à la chétive condition d’un pauvre chef-lieu de sous-préfecture dont la plupart de ses notables habitants ont même disparu.
Tours et constructions romaines enclavées dans le Palais démoli en 1786.
Dussions-nous être traité de blasphémateur ou d’extravagant, nous dirons toute notre pensée à cet égard : une métamorphose aussi prompte, aussi humiliante pour les bons citoyens, nous paraît une punition infligée par la providence à l’ingrate génération qui se montra si peu jalouse de la mémoire de ses ancêtres et qui même la proscrivit. Les tours romaines furent pendant près de deux mille ans comme un talisman protecteur de la ville d’Aix. Des mains profanes ont brisé ce talisman, et les mânes courroucés de ses fondateurs se sont éloignés pour toujours de leur fille aînée dans les Gaules. 8
1 Nous possédons dans nos recueils la charte originale., sur parchemin, constatant la réception de la comtesse Garsende de Sabran, veuve d’Alphonse ou d’Ildefonse II, dans le monastère de la Celle, faite par l’abbé de Saint-Victor de Marseille, qui permet à la princesse de demeurer hors du cloître jusqu’à ce qu’elle ait payé toutes ses dettes et mis ordre à ses affaires, pour résider ensuite dans ledit monastère. Fait, y est-il dit, dans l’église de Sainte-Marie de la Celle (près Brignoles), le quatorzième jour des calendes de juin 1225, et scellé du sceau de la comtesse et de celui de l’abbé de Saint-Victor, sur double queue ; mais ce dernier sceau s’est perdu. Retour
2 Damiette. Retour
3 Histoire de saint Louis, par Jehan sire de Joinville; Paris, de l’imprimerie royale, 1761, in-fo, pag. 84. Retour
4 Quelques pierres se détachèrent, notamment du balcon qui se trouvait sur la grande porte d’entrée du côté de la place des Prêcheurs, et l’une d’elles brisa la cuisse d’un pauvre homme qui fit ainsi les frais de cette tragi-comédie. Retour
5 Le 1er octobre 1771, le parlement avait été supprimé, ses membres exilés et remplacés par un nouveau corps de magistrature composé des officiers de la cour des comptes, qui réunirent toutes les attributions de l’une et de l’autre cour. C’est ce qu’on appela le Parlement Maupeou, du nom du chancelier de Louis XV qui opéra cette révolution. Cette nouvelle cour fut supprimée à son tour par Louis XVI, peu après son avènement au trône. L’ancien parlement et l’ancienne cour des comptes furent rétablis tels qu’ils existaient auparavant et reprirent leurs fonctions le 12 janvier 1775. Retour
6 Il serait inutile de nommer ici les plus fougueux auteurs de cette impie et barbare résolution. Mais comment concevoir l’apathie du grand nombre de leurs collègues qui se laissèrent entraîner par eux, sans partager entièrement leur animosité ? et comment excuser quelques savants magistrats qui sacrifièrent avec indifférence les monuments romains au simple désir de vérifier si Peiresc avait dit vrai en soutenant que la tour de l’horloge était un mausolée ? Retour
7 La reprise des travaux eut lieu au mois de novembre 1822, et l’inauguration du nouveau palais dix ans après, le 13 novembre 1832, jour de la rentrée annuelle de la cour royale. Les nouvelles prisons furent reprises en 1829, sous Charles X, sur les fondations élevées en 1789, et les prisonniers, détenus depuis lors dans la partie orientale du bâtiment des casernes, au cours Sainte Anne, y furent transférés le 31 mai 1833. Retour
8 Voyez, sur la démolition des tours romaines et de l’ancien palais d’Aix le Cahier de l’assemblée des communautés de Provence, de novembre 1778. -l’ Essai sur l’histoire de Provence, par C.-F. Bouche, tome 1er, p. 450 et suiv.. et tome II, p. 457 et suiv. -Le Tableau général de la Provence, placé en tête du Dictionnaire géographique de cette province, p. 41 et suiv. -La Lettre sur les tours antiques démolies à Aix, etc., par A.-E. Gibelin. -La Supplique à monseigneur le premier président et intendant de Provence, par J-F Gabriel. -La Notice sur Jules François Paul Fauris-Saint-Vincens, etc. , et autres ouvrages publiés à la même époque. Retour