Les Rues d’Aix – Rue des champs


Les Rues d’Aix
ou recherches historiques sur l’ancienne capitale de Provence
par Roux-Alpheran en 2 tomes 1848 et 1851
>>> Retour Accueil du Blog <<<

RUE DES CHAMPS

LLE fut nommée la rue Courte lorsque l’alignement en fut tracé, par opposition à la rue Longue qui lui est parallèle et qui devait en effet se prolonger un peu au-delà de celle-ci à chacune de ses extrémités. Mais étant demeurée entièrement inhabitée pendant fort longues années, on lui donna le nom de rue des Champs qui lui est resté. Elle n’est bordée d’un côté que par de petites niaisons dont la plupart sont des dépendances de celles qui sont situées sur la ligne méridionale de la rue Longue-Saint-Jean, lesquelles ont presque toutes des jardins entre elles et ces dépendances.
L’autre côté, c’est-à-dire la ligne méridionale de la rue des Champs, est à peu près entièrement occupé par les bâtiments de la maison hospitalière du Refuge qui y fut transférée vers la fin du XVIIe siècle, peut-être même au commencement du XVIIIe. Cette maison avait été fondée, en 1640, pour y renfermer les femmes de mauvaise vie. Elle fut établie d’abord au faubourg des Cordeliers, puis réunie, deux ans après, à l’hôpital de la Charité dont elle fut séparée en 1668. Jusqu’à la révolution, le parlement y a fait renfermer les femmes condamnées pour crimes aux galères à temps ou à vie. Les enfants orphelins de l’hôpital de la Charité occupent aujourd’hui ce local depuis que ce dernier hôpital a été converti successivement en dépôt de mendicité sous l’empire, puis en séminaire dirigé par les PP. de la Foi sous la restauration, enfin en école d’Arts et Métiers il y a quelques années.
Le poète Jean de Cabanes, dont nous parlerons plus bas, 1 nous a conservé dans une satire violente en quatorze ou quinze cents vers provençaux et qui est demeurée manuscrite, le souvenir d’une mère ou supérieure de la maison du Refuge qui vivait dans les premiers temps de l’établissement de cette maison. Cette méchante femme, que Cabanes appelle la Drouillade, était, suivant lui, native de la Flèche où son père exerçait l’état de cordonnier. Expulsée de son pays natal et plus tard de Paris à cause de sa mauvaise conduite, elle avait traversé la France, en habits d’homme, avec une compagne de ses débauches, et elles vinrent se fixer à Toulon. Bientôt, reconnues et menacées de la prison, elles s’affublèrent d’une robe de bure, et prenant le masque de la piété, elles imposèrent alors au public par leur faux air de dévotion. La Drouillade se fit appeler la sœur de la Croix, et sa compagne la sœur du Calvaire. Le procureur-général Balthazar de Rabasse-Vergons, 2 informé de la sainteté de ces prétendues dévotes, fit venir la sœur de la Croix à Aix pour y être la supérieure de la maison du Refuge, et la plupart des dames de qualité de la ville vinrent la visiter ; quelques-unes même lui confièrent la direction de leurs filles.
Dès que la Drouillade se vit solidement établie dans son poste, elle inventa, pour la correction des galériennes qui lui étaient soumises, des supplices inconnus jusqu’alors.
Tantôt elle les saignait elle-même, leur enlevant une plus ou moins grande quantité de sang, suivant son caprice ; tantôt elle les plaçait dans un trou creusé dans la terre d’où elles ne sortaient que la tête, et les arrosait de temps à autre comme des plantes, jusqu’à l’expiration de la peine : quatre d’entre elles, assure le poète, moururent de cette manière. D’autres fois, elle les fesait pendre par-dessous les aisselles. La Drouillade fit plus encore : elle fit construire le long d’un mur une espèce de niche de la hauteur de six pieds environ, hérissée de pointes de fer de tous les côtés, excepté la place où la patiente devait poser les pieds, et là elle plaçait toutes nues les malheureuses qui lui déplaisaient et auxquelles elle appliquait des coups de nerf de bœuf qui les obligeaient à se jeter d’un ou d’autre côté sur ces pointes de fer. Les cris que poussaient ces misérables étaient entendus dans la maison, mais personne n’osait parler dans la crainte de s’exposer à la vengeance de cette tigresse.
Une fille pieuse nommée Claire Pons, vivait dans la retraite à la campagne non loin de la ville. La Drouillade alla la voir et sut l’attirer auprès d’elle, lui persuadant que ses austérités n’étaient bonnes qu’à elle seule et seraient bien plus méritoires devant Dieu si elle consacrait ses soins aux galériennes renfermées dans la maison du Refuge. Claire Pons se laissa entraîner; mais étant bientôt témoin de tant d’abominations, elle demanda à se retirer et à retourner dans sa retraite. La Drouillade, craignant qu’elle ne parlât et qu’elle ne fût crue, la renferma dans un cachot, la plaçant de temps à autre dans la niche dont nous avons parlé et l’y accablant de coups de nerf de bœuf, ce qui dura pendant sept ans, s’il faut en croire le poète historien.
Les dames de Sénas et de Berulle étant allées un jour visiter la maison du Refuge, entendirent les cris lamentables que jetait la malheureuse Pons, et demandèrent à la Drouillade d’où venaient ces cris. La mère répondit en balbutiant, et madame de Sénas ayant persisté dans ses questions, en reçut des soufflets, des coups de pieds et autres mauvais traitements pour lui apprendre, disait la mère, à ne point se mêler de ce qui ne la regardait pas. Une plainte fût portée au parlement, qui commit un de ses membres pour informer. Le détail de cette procédure serait trop long à rapporter ; il suffira de dire que la Drouillade obtint, par le crédit de ses protecteurs, que l’affaire fût évoquée au conseil du roi. Les pièces furent donc envoyées à Paris et finirent par se perdre dans les bureaux de la chancellerie. La seule satisfaction qu’obtint Claire Pons, fut sa mise en liberté.
La sœur de la Croix se démit enfin de ses fonctions, acheta un terrain enclos de murs avec un joli bâtiment à l’entour de la ville et s’y retira, 3 ayant obtenu du roi le titre de sœur hospitalière et la permission de surveiller les hôpitaux, les filles pauvres, les servantes, etc. Le conseil de ville, consulté par le parlement sur l’enregistrement de cette patente, s’y opposa formellement sur la vive insistance de l’avocat Fabry, 4 dernier consul, qui n’avait jamais été la dupe de l’hypocrisie de cette femme. Elle convertit alors son enclos en lieu de prostitution, et, quatre ans plus tard, lorsque le duc de Savoie pénétra en Provence, des soupçons s’étant élevés qu’elle y cachait furtivement des ennemis secrets du roi, le comte de Grignan fit investir pendant la nuit sa demeure, d’où l’on vit s ‘évader plusieurs personnes averties par le bruit que firent les soldats en arrivant. Quelques jours après, un honnête bourgeois se promenant proche de là, trouva, sous un tas de pierres, des coins qui paraissaient avoir appartenu à de faux monnayeurs, et il était connu que la Drouillade avait coopéré à la fabrication de clichés représentant les portraits de l’archevêque Daniel de Cosnac et du premier président le Bret. Il n’en fallut pas davantage pour démasquer cette femme. Ses protecteurs l’abandonnèrent et elle fut condamnée, par arrêt du parlement, à l’amende honorable, tenant un flambeau ardent à la main ; à être fouettée jusqu’au sang sur toutes les places et tous les carrefours accoutumés de cette ville, et en être bannie ensuite pour le reste de ses jours. Celui où cet arrêt fut exécuté, une populace immense s’attacha aux pas de la patiente et du bourreau en excitant celui-ci par ses cris à frapper de toutes ses forces : piquo, Bastian ! 5 tant étaient grandes l’animosité et l’indignation contre cette misérable, qui souffrit, dit Cabanes, le renouvellement et la longueur de son supplice, sans verser aucune larme ni pousser un seul cri de douleur.

1 Voyez ci-dessous, rue Mazarine. Retour

2 C’était le sixième de sa famille procureur-général au parlement, et son neveu fut le septième à sa mort arrivée en 1698. Jean de Cabanes parle constamment très mal de lui dans cette satire dont nous possédons une copie et par laquelle on juge facilement qu’il était son ennemi personnel, ce qui doit affaiblir le témoignage du poète historien. On peut juger d’ailleurs de l’exagération de celui-ci par le passage de son poème où il porte au nombre de dix mille les victimes que la Drouillade fit périr dans la maison du Refuge. Mais, exagération à part, on peut dire que cette méchante femme méritait un châtiment plus rigoureux que celui qu’elle reçut. Retour

3 Cet enclos est nommé, par Cabanes, l’enclos de Peynier. Nous n’avons pu découvrir dans quel quartier il était situé ; mais nous présumons, sans aucune espèce de certitude et sur de simples conjectures, que c’est celui qui se trouve à sept ou huit minutes loin de la ville, en sortant par la porte Saint-Jean, sur la joute d’Italie à la droite, un peu après avoir dépassé le cours Sainte-Anne, là où l’on prend la descente pour arriver au pont de la Torse. Retour

4 Joseph-Gaspard Fabry était consul d’Aix en 1703, et le duc de Savoie, Victor Amédée II, vint mettre le siége devant Toulon en 1707. Retour

5 Frappe, Bastien ! Bastien, diminutif de Sébastien, était le nom de l’exécuteur des hautes-œuvres à Aix, en ce temps-là. Retour